Personne ne conteste que la culture juive de Spinoza ait laissé des traces visibles dans sa philosophie ; de là à qualifier celle-ci de « juive », il y a un pas non négligeable. Lorsqu’on compare les grands métaphysiciens du XVIIe siècle, dira-t-on que l’un est juif, d’autres catholiques, un autre luthérien ? L’appartenance religieuse des uns et des autres n’est pas une donnée insignifiante, mais elle n’est pas essentielle. Le mode de pensée de Spinoza a plus d’affinités avec Descartes, Leibniz et Malebranche qu’avec le Maharal de Prague ou Pascal. D’un côté, des métaphysiciens ; de l’autre, des penseurs religieux.
Alors que la notion de « philosophie chrétienne » renvoie explicitement à une relation entre la philosophie et la religion – relation que l’Église a clairement présentée comme devant être de l’ordre de la soumission, ce qu’aucun philosophe digne de ce nom n’aurait pu admettre –, la notion d’une « philosophie juive » peut aisément prêter le flanc à l’accusation d’antisémitisme, tout comme le ferait la notion de musique juive. Si Marx, Freud, Husserl se trouvent être juifs, qui va qualifier de « juive » leur pensée ? Des antisémites. La pensée d’un Juif n’est pas en tant que telle une pensée juive.
On voit bien, d’un autre côté, ce que peut être une philosophie juive si l’on pense aux travaux de Gershom Scholem, de Martin Buber ou d’Emmanuel Levinas. Encore ne va-t-il pas de soi que l’on puisse employer le mot de « philosophie » à propos des études kabbalistes de Scholem ou de méditations religieuses comme les Lectures talmudiques de Levinas. En revanche, les choses sont claires quand le même Levinas nourrit sa réflexion proprement philosophique de sa culture juive : il s’adresse à tous les hommes et ce qu’il leur dit de l’altérité tire toute sa force de sa méditation sur le sens du judaïsme. Quoique d’une autre manière, on pourrait tracer une distinction aussi claire entre les écrits néo-kantiens de Hermann Cohen et ceux que, vers la fin de sa vie, il a consacrés au judaïsme – lesquels sont d’ailleurs ceux qui, un siècle plus tard, demeurent les plus propres à nous intéresser dans une œuvre qui, pour le reste, n’est plus guère explorée que par quelques spécialistes.
Pour un grand nombre de ceux qui se sont voulus philosophes tout en s’affirmant juifs, il est extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer clairement dans quelle mesure il est pertinent de qualifier leur philosophie de « juive ». L’Américain Hilary Putnam, qui ne s’est mis à pratiquer le judaïsme qu’assez âgé, bien après s’être fait connaître comme un des plus importants philosophes des sciences du XXe siècle, écrit joliment, dans La Philosophie juive comme guide de vie, qu’il n’a pas concilié sa « tendance religieuse » avec sa « conception générale du monde, scientifique et matérialiste » ; il a « gardé séparées ces deux parties de [lui]-même ». On peut se demander si un Leo Strauss n’aurait pas pu marquer une dichotomie aussi nette entre son judaïsme et sa passion pour la philosophie classique des Grecs.
Il y a dix ans, Pierre Bouretz a, dans ses Témoins du futur, réuni neuf monographies de penseurs « allemands d’origine ou de culture, juifs et philosophes » qui ont en commun d’avoir contribué « à introduire dans la philosophie une dimension messianique inédite », et son livre est sous-titré « Philosophie et messianisme ». Certains grands penseurs juifs du XXe siècle n’y sont pas (comme Husserl ou Arendt) et l’on peut juger un peu arbitraire de rapprocher Hans Jonas et Ernst Bloch de Franz Rosenzweig et de Martin Buber ; mais on voit bien le critère retenu, et sa pertinence est évidente même si la germanité de Levinas ne l’est guère.
Le choix d’Esther Starobinski est plus troublant. Tout d’abord parce que, des grandes figures étudiées par Bouretz, elle ne retient que celles de Rosenzweig et de Hermann Cohen, quitte à réunir Buber et Bloch dans un bref chapitre sur l’utopie et à ce que le nom de Levinas coure tout au long du livre comme une référence incontournable. Si l’on peut comprendre que Walter Benjamin, Hans Jonas ou Leo Strauss n’apparaissent guère, l’absence complète de Gershom Scholem est plus surprenante. Quant à Hannah Arendt, si son nom apparaît dans le titre d’un chapitre, celui-ci est consacré à l’analyse que l’auteur des Origines du totalitarisme a proposée de l’affaire Dreyfus, et il se conclut curieusement sur l’assertion que « l’on ne saurait dénier chez Arendt un côté provocateur, excentrique ». Il est des éloges plus vibrants.
Les auteurs étudiés par Bouretz étaient d’incontestables philosophes, même si, s’agissant de Bloch, Benjamin ou même Jonas, on peut mettre en doute le caractère proprement juif de leur philosophie. Le livre composé par Esther Starobinski appelle une appréciation inverse : hormis Spinoza, on est devant d’authentiques penseurs juifs, dont le caractère proprement philosophique est sujet à caution. Pour la plupart, ils sont juifs au sens le plus expressément religieux du terme. C’est explicite à propos d’Ibn Gabirol ou d’Alexandre Safran. Il est d’ailleurs remarquable qu’Esther Starobinski précise que les penseurs auxquels elle s’intéresse « ont su vivre pleinement et l’expérience philosophique et le destin juif ». Qu’elle veuille prouver par la construction même de son livre que « leurs parcours singuliers dessinent une trajectoire universelle », on en comprend l’intention et on en constate le résultat. En revanche, parler de « vivre une expérience philosophique », c’est d’emblée se mettre sur un terrain religieux : entre la raison et la mystique, c’est celle-ci et non celle-là qui relève de l’« expérience » vécue.
Ce propos est d’ailleurs assumé tout à fait clairement, et Esther Starobinski précise qu’elle s’exprime en tant que fille d’Alexandre Safran, qui fut le Grand rabbin de Roumanie avant-guerre, avant de devenir celui de Genève, et que, ce faisant, elle rend « l’honneur dû au père » (kibbud av). On est bien là devant un livre de méditation sur la spiritualité juive depuis Philon jusqu’à Maïmonide en passant par Hermann Cohen et Franz Rosenzweig. Ce ne sont pas des monographies mais de petits textes traitant de sujets précis, qui peuvent être assez techniques comme la différence entre unité et unicité de Dieu selon Hermann Cohen, ou beaucoup moins comme lorsqu’il est question de l’« appartenance culturelle » de Spinoza ou de la manière dont un Juif peut penser la pluralité des religions.
Un ouvrage très attachant au total, qui montre bien, comme l’intention en est annoncée, la manière dont les penseurs évoqués ont « dialogué entre eux à travers les âges, constituant les harmoniques d’une symphonie ininterrompue ».
Marc Lebiez
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