Le socle est lézardé car les chiffres sont faux. Vrais et faux à la fois. Un frère s’est introduit, a été introduit, dans la file des enfants, entre le quatrième et le cinquième, qui en réalité est la cinquième, la plus âgée des filles. Cette infraction à l’ordre est en même temps une effraction. L’intrus est-il coupable ? Est-il bien un intrus ?
Dans Les Violons brûlés (1), roman d’Agnès Verlet, psychanalyste et universitaire, déjà les certitudes et parfois la raison vacillaient. Ce qui aurait dû être un abri rassurant, la maison achetée pour y vivre en famille, nécessitait des réparations – un travail de titan, peut-être sans espoir. Car la maison était rongée par la vieillesse, par les fantômes du passé et par la relation de leurs propriétaires, un couple en train de se défaire. L’abri était miné par les imperfections, les défaillances individuelles et par le souvenir des crimes du passé : dans la région de Marseille, le destin réservé aux gitans de Camargue par le gouvernement de Vichy. Dans ce roman, la grande histoire collective s’immisçait dans l’histoire personnelle, celle de la narratrice, de manière très habile, elle l’infiltrait au point qu’on ne savait plus bien qui était le coupable, le responsable de la ruine – de la maison, du couple ou de l’honneur de la nation. C’est du moins le souvenir que je garde, huit ans après sa sortie, de ce très beau roman.
Celui qui nous occupe est construit sur un thème analogue, mais aggravé en quelque sorte. Ici le drame de la déportation n’est pas qu’un souvenir atroce, il est entré dans la vie d’une fillette, quand elle comprend que l’ordre d’apparition de chaque enfant de la famille a été dérangé par l’arrivée de l’un d’entre eux, introduit à quatre ans et prenant place entre un garçon et une fille, comme les poussant pour pouvoir s’installer. Dès lors, il fait partie de la famille, est élevé avec les frères et sœurs que le destin lui a fournis, et adopté légalement. Aucune différence entre lui et les autres, sinon que lui est blond, que les autres sont bruns (ironie de l’histoire), et qu’il a en secret une sœur bien à lui.
En secret. Rien n’est dit aux enfants, si ce n’est aux plus grands. La vérité doit être tue pour sauver l’enfant blond, l’enfant nouveau venu. Ensuite, elle continue d’être tue. Par habitude. Parce qu’elle est supposée connue. Parce que, dans une famille de dix, en ce temps de guerre, également après, on parle peu. Ce que la narratrice vit mal. Ce que, une fois adulte, elle décide de combattre en recherchant la vérité. Une vérité qui, semble-t-il, n’intéresse personne, pas même l’enfant devenu grand et membre à part entière de sa famille d’accueil.
On comprend vite que le silence qui pèse sur l’étranger (jamais nommé comme tel), tout d’abord nécessaire puis devenu un non-dit, est semblable à celui d’un pays qui occulte ses crimes. Avec une différence de taille : le père qui sort l’enfant des griffes de la police, la mère qui l’élève comme s’il était le sien, sont ce qu’on nomme des « Justes ». Ils ont sauvé un enfant juif au péril de leur vie, et même au péril de la vie de leurs propres enfants.
La narratrice, enfant, vit le silence dans la douleur de l’incompréhension ; adulte, dans le reproche et le mal-être. Le silence familial, indispensable à la survie dans les premières années, devient la prison d’un clan dont il faut à tout prix s’évader, par le raisonnement en reconstituant le puzzle initial, en prenant ses distances pour devenir soi-même.
La quête de vérité que mène la narratrice ressemble à celle d’un policier. C’est une enquête : quelle est l’identité du garçon adopté, le frère supplémentaire ? Quelles sont les circonstances du sauvetage, de l’arrivée dans la famille ? Que reste-t-il de sa famille d’origine ? Mais c’est aussi une recherche pour se construire, pour retrouver un moi coincé entre deux autres, pour transformer le simple chiffre qui la définissait, enfant obéissante, silencieuse et ignorante, en adulte autonome et consciente.
La naissance à elle-même, qui survient au moment où elle entre au collège (elle n’a jamais connu jusque-là l’école, ses frères et sœurs non plus), où elle fait connaissance du latin, est racontée en quelques pages magnifiques, pour qui a éprouvé, comme elle, adolescente, le bonheur d’accéder à des connaissances, et en particulier à celle, toute de rigueur et à ce titre rassurante, de la grammaire latine : « Dans cette succession de rituels et de règlements que représentaient les années d’étude dans une institution religieuse […] elle s’était peu à peu construit une forteresse de mots différents, dont la langue latine constituait les fondements ».
C’est à l’école, où elle se rend enfin, et c’est à l’apprentissage du latin qu’elle doit, outre l’accès aux premières connaissances, le don de quelques beaux récits où l’on peut habiter bien mieux que dans de vraies maisons, parce qu’ils sont plus sûrs, comme la phrase de Sénèque, dont elle ne comprend d’abord pas le sens, selon laquelle l’homme est un vase fragile et qui se brise. Oui, c’est vrai, lui explique le père, « à l’autorité infrangible, dont le regard se perdait maintenant dans une rêverie sans fond tandis qu’à voix basse il répétait la phrase latine : Homo vas est ».
Livre de la révolte d’une Antigone qui ne meurt pas, qui se réconcilie avec les siens, avec le père, surtout. Image restaurée par un vouloir têtu – ainsi le bouclier brisé d’Alexandre le Grand par un archéologue dans la belle parabole qui achève le livre. Les spirales d’un récit non dépourvu d’humour évoquent Thomas Bernhard et Claude Simon, leurs cercles concentriques vont en s’élargissant jusqu’à toucher leur but, la vérité de soi – quand la parole devient possible.
- Paru en 2006 chez le même éditeur.
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