Ben Fountain a élaboré un roman autour d’un phénomène rarissime : une coïncidence entre le sens figuré et le sens premier. Le temps d’un match de football américain, il met le sport en parallèle avec son signifié, posant ainsi les questions suivantes : la guerre est-elle réductible à une simple mise en scène ? Sa fonction principale serait-elle d’écrire sa propre histoire ?
Nous sommes en 2004. George Bush Junior vient de se faire réélire. Le jour de Thanksgiving, comme chaque année, les Dallas Cowboys, surnommés l’America’s Team, accueillent chez eux, au Texas Stadium, une équipe adverse pour un match de foot qui sera diffusé dans tout le pays. Quiconque s’oppose à un cowboy est, par définition, l’ennemi de l’Amérique.
Mais cette année, exceptionnellement, les Cowboys ne sont pas les seuls à endosser les valeurs du drapeau. Parce que, le même jour, le stade est investi par d’autres guerriers, et pas uniquement par les Bears de Chicago, ceux-ci habillés en noir pour mieux représenter la sauvagerie préhistorique du Nouveau Monde avant l’arrivée de l’homme blanc. Il s’agit de cinq ou six cents soldats américains, dont une poignée est actuellement postée en Iraq et n’est revenue que pour quinze jours afin de faire une tournée promotionnelle.
Le spectacle créé par le mélange de tous ces costumes – cowboys, grands ours, soldats en grand uniforme ou en tenue de camouflage, pour ne pas parler des pom-pom girls en minijupes – prête à confusion. Où se situe la frontière entre représentation et réalité ? Au Texas Stadium, a-t-on affaire à une véritable guerre ou à son simulacre ? Les athlètes campent-ils les soldats, ou est-ce l’inverse ? Faut-il diriger son regard vers le terrain où l’on peut voir les deux équipes à l’œil nu, ou est-ce mieux de suivre le match par le biais de l’énorme écran au bout des gradins, qui offre une perspective plus large ? Le spectateur qui s’y assoit pour boire sa bière et manger son hot-dog en regardant les footballeurs se cogner n’est-il pas animé par les mêmes émotions lorsqu’il rentre chez lui le soir en allumant son poste de télévision à l’heure du dîner afin de regarder les informations venues d’Iraq ? Pendant que le jus dégouline de la viande qu’il ingère, il se réjouit du spectacle du sang qui coule, comme s’il observait la préparation de son propre repas en temps réel.
Dans un épisode de la série télévisée d’animation Les Simpson, Homer va au stade uniquement pour le barbecue sur le parking. Il n’entre pas dans le stade, expliquant qu’il déteste le sport. Ne dit-il pas tout haut ce que tout le monde pense tout bas ? Le plaisir que l’on prend à ingurgiter des brochettes surpasse celui d’observer des cannibales frustrés qui se tapent dessus ou s’entretuent sans aller jusqu’au bout de leurs propres envies.
Ben Fountain crée ici une mise en abyme carnavalesque par où le lecteur pénètre dans le « stade ». Une fois dedans, il se délecte d’une surabondance d’excitants : des mots ou des phrases lyriques, des boissons, de la nourriture, la chorégraphie des pom-pom girls et, dans un moment à la fois érotique et spirituel, l’accouplement furtif et frénétique de Billy Lynn avec l’une des danseuses dans les coulisses sous les gradins.
Le match entre les Cowboys et les Bears demeure accessoire. Avec tant d’attractions diverses, quel intérêt pourrait bien avoir une vingtaine de joueurs qui se disputent un ballon ? L’emballage commercial est si séduisant que l’on oublie le sacrifice au cœur de l’affaire. N’est-ce pas la même chose avec la barbarie en Iraq ? Ou avec la fête de Thanksgiving, surnommée Turkey-day, d’après la dinde que l’on découpe en famille ?
Un autre romancier, Philip Roth, y voit une métonymie de la « pastorale » : « Cette réunion de famille n’avait lieu qu’une fois l’an, pour Thanksgiving […]. Deux cent cinquante millions de personnes mangent une dinde unique et colossale, qui nourrit tout le pays. On met entre parenthèses la nostalgie trimillénaire des Juifs, et chez les chrétiens le Christ, sa croix et sa crucifixion […]. C’est la pastorale américaine par excellence ; ça dure vingt-quatre heures (1). »
Qui joue le rôle de la dinde au Texas Stadium ? Quel dieu se sacrifie sur l’autel de ce terrain de foot où, au milieu du gazon, l’herbe est peinte en forme d’une énorme étoile qui symbolise à la fois l’équipe locale et l’État du Texas ? Et qui sert à rappeler celle qui avait guidé les Rois mages.
Dans un geste espiègle et subversif, Ben Fountain manipule l’Histoire, transformant les Américains, qui se croient toujours invincibles, en perdants, ne serait-ce qu’à travers la défaite écrasante de leur équipe préférée. Les annales du championnat ont beau montrer que, le 25 novembre 2004, Dallas a vaincu Chicago, ici ce sont les Bears qui l’emportent. Quel traître, quel blasphémateur, ce Ben Fountain ! Autant écrire que Saddam Hussein avait bombardé la Maison Blanche !
Mais il n’y aura pas de véritable gagnant à Dallas, où tout est dirigé par une main invisible. Pour deviner sa présence, il suffit de regarder les uniformes des Cowboys et de remarquer leur couleur prédominante : l’argent. ll s’agit d’une franchise sportive qui vaut 1,9 milliard de dollars, la plus chère d’Amérique. Les joueurs employés par cette entreprise sont eux aussi des soldats de deuxième classe, des pièces de machine. Ne sommes-nous pas tous, en fin de compte, des turkeys ?
La vie n’est qu’une courte mi-temps que l’on traverse avant d’être abattu. En attendant, il faut profiter du spectacle, le halftime show. Celui orchestré par Ben Fountain possède une musicalité nettement supérieure à celle de Beyoncé, la star de la production du Texas Stadium. On retrouve l’ambiance de la trilogie U.S.A. de Dos Passos, ce mélange de l’intime et du panoramique, ainsi que la mise en exergue des phrases emblématiques qui prennent la valeur d’un rêve. Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn évoque alors les grandes œuvres modernistes, mises à jour afin d’inclure l’argot des années 2000. L’aspect rétro convient au propos : l’on sent chez Ben Fountain une certaine nostalgie. Ne songe-t-il pas à une époque où le football n’était pas encore un business, où les soldats ne faisaient pas du marketing et où les producteurs ne cherchaient pas à les arnaquer en achetant les droits cinématographiques de leurs histoires ? Qu’a-t-il ressenti lorsque l’on a acheté les droits de la sienne, Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn ?
Le climax du roman a lieu quand Billy et sa pom-pom girl s’embrassent pour la première fois. Ce moment magique se distingue graphiquement par l’introduction d’une page quasi vide, un signe de pureté. Elle ne contient que quelques mots se rapportant au Nouveau Testament. S’agit-il du flux de pensées de la fille, ou des paroles qu’elle a prononcées ? Tout ce que l’on sait, c’est que dans ce baiser Faison – c’est son prénom – s’abandonne corps et âme. Faison ou faisan ? En s’ouvrant à Billy, ne devient-elle pas une turkey, une volaille sacrifiée ?
À ce moment-là, on pense à un autre texte poétique, une chanson culte pour les Américains : American Pie de Don McClean. Le chanteur raconte une danse dans le gymnase d’un lycée à une époque innocente et révolue, avant que l’Amérique ne subisse la transformation funeste résumée dans l’expression « the day the music died (2) ».
- Philip Roth, Pastorale américaine, Gallimard, 1999 (trad. Josée Kamoun), pp. 411-412.
- « Le jour où la musique est morte ».
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