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L'action déterminée est-elle libre ?

Article publié dans le n°1156 (01 sept. 2016) de Quinzaines

L’action déterminée est-elle libre ? Telle est la question centrale dans la théorie de l’action proposée par les premiers stoïciens (IIIe siècle avant J.-C.) que soulève Vladimír Mikeš, chercheur à l’Institut philosophique de l’Académie des sciences de la République tchèque dans Le Paradoxe stoïcien : Liberté de l’action déterminée. Cette question se situe au cœur de la tension surgissant sous différentes formes dans la psychologie et l’éthique stoïciennes. L’auteur défend une thèse « compatibiliste » conciliant les concepts en apparence contradictoires de déterminisme et d’autonomie. Il s’attache à démontrer que la relation entre liberté et déterminisme est une relation d’interdépendance : la détermination de l’homme est la condition de sa vraie liberté, qui n’est elle-même « que la manifestation d’un rapport à l’univers dont l’homme se perçoit comme l’une des parties ». De cette manière, la cohérence de la théorie stoïcienne de l’action – qui n’apparaît que si ses différentes parties ainsi que les paradoxes qu’elles engendrent sont pensés ensemble – est mise en évidence. Psychologie de l’action, théorie des vertus et théorie de la liberté sous-tendent le réexamen conceptuel (à partir d’un nombre de textes plutôt limité) auquel se livre l’auteur.
Vladimir Mikes
Le paradoxe stoïcien : liberté de l'action déterminée
(Vrin)
L’action déterminée est-elle libre ? Telle est la question centrale dans la théorie de l’action proposée par les premiers stoïciens (IIIe siècle avant J.-C.) que soulève Vladimír Mikeš, chercheur à l’Institut philosophique de l’Académie des sciences de la République tchèque dans Le Paradoxe stoïcien : Liberté de l’action déterminée. Cette question se situe au cœur de la tension surgissant sous différentes formes dans la psychologie et l’éthique stoïciennes. L’auteur défend une thèse « compatibiliste » conciliant les concepts en apparence contradictoires de déterminisme et d’autonomie. Il s’attache à démontrer que la relation entre liberté et déterminisme est une relation d’interdépendance : la détermination de l’homme est la condition de sa vraie liberté, qui n’est elle-même « que la manifestation d’un rapport à l’univers dont l’homme se perçoit comme l’une des parties ». De cette manière, la cohérence de la théorie stoïcienne de l’action – qui n’apparaît que si ses différentes parties ainsi que les paradoxes qu’elles engendrent sont pensés ensemble – est mise en évidence. Psychologie de l’action, théorie des vertus et théorie de la liberté sous-tendent le réexamen conceptuel (à partir d’un nombre de textes plutôt limité) auquel se livre l’auteur.

L’originalité de cet essai, que sert une grande clarté d’exposition, réside dans la tentative de « repenser la théorie stoïcienne de l’action » (p. 7). Les perspectives – paradoxe, déterminisme, liberté – adoptées ne sont pas systématiquement prises en compte par les commentateurs. Or, considérer le paradoxe comme une perspective est une façon de dire qu’il est quelque chose de plus, s’agissant de la théorie de l’action, qu’une simple « collision de deux thèses concurrentes », plus qu’une simple étape méthodologique dans le processus de la connaissance.

Le paradoxe stoïcien est plutôt une « manière de penser le monde – un point de vue qui jette de la lumière sur la vraie structure de la réalité en invitant à approfondir notre réflexion pour y accéder ». Bien que le terme « paradoxe » soit au singulier dans le titre de cet essai, celui-ci analyse une série de paradoxes de la théorie stoïcienne de l’action. Ce singulier collectif explique l’idée selon laquelle, en approchant la théorie par son aspect paradoxal, on peut arriver à voir d’une nouvelle manière son unité. Ainsi, l’opposition du déterminisme et de la liberté ne représente qu’un paradoxe plus général qui veut embrasser tous les autres paradoxes. En conséquence, ni le déterminisme ni la liberté ne se trouvent au cœur de l’interprétation proposée par Vladimír Mikeš, qui soutient l’idée que certains paradoxes importants de la théorie de l’action ne sont que des manifestations d’un seul paradoxe, qui prend lui-même diverses formes dans les différentes parties de la théorie, et ce sous la forme d’arguments relevant d’une part de la psychologie de l’action, de l’autre de l’éthique.

L’opposition entre la liberté et le déterminisme ne se trouve pas directement dans les textes des premiers stoïciens, mais, d’après la lecture proposée par l’auteur, la liberté, bien qu’elle se distingue du concept visé de nos jours par ce nom, est une des caractéristiques de l’action que l’on peut mettre en rapport avec ce qu’elle a de déterministe. En d’autres termes, on peut parler de l’action déterminée et libre dans le stoïcisme seulement si c’est une théorie de l’action unifiée, comme l’interprétation de Vladimír Mikeš en émet l’hypothèse.

Articulé en trois grands chapitres, cet essai est placé sous l’égide de la relecture d’un concept clé de la théorie de l’action des premiers stoïciens. Le premier chapitre (« L’action déterminée et la responsabilité ») se concentre sur le problème de la défense de la responsabilité dans un monde déterministe, le paradoxe étant pris comme une indication de la voie à suivre. Ce chapitre envisage le paradoxe en question dans la notion d’assentiment. Dans une telle optique, l’auteur relève que, non seulement de nombreuses interprétations concernant le déterminisme stoïcien dans le domaine de l’action humaine sont apparues depuis le renouveau des études sur le stoïcisme, mais il semble que, ces derniers temps, elles aient abouti à un véritable consensus dans la façon de comprendre cette question et de résoudre les problèmes y afférents. L’auteur admet ainsi l’affirmation, appelée « compatibilisme stoïcien », selon laquelle l’homme est à la fois soumis au destin et responsable de ses actions ; mais il considère également que cette interprétation empêche de maintenir l’opposition entre l’homme et l’objet inanimé. Il suffit d’examiner la théorie stoïcienne de l’action dans son ensemble, et surtout sa partie éthique qui distingue – comme point de départ – différents niveaux d’êtres dans le monde, pour constater que la différence entre l’homme et l’objet inanimé était pour les stoïciens d’une importance considérable : il faut la juxtaposer à la thèse du déterminisme comme une des conditions de son interprétation.

Selon la théorie stoïcienne de l’action, d’un côté l’homme n’est pas hors du destin universel, de l’autre il n’est pas comme ce cylindre qui constitue l’exemple le plus connu du débat sur la responsabilité. Les deux questions essentielles que Vladimír Mikeš aborde dans ce premier chapitre sont les suivantes : comment, dans le concept de la théorie stoïcienne du déterminisme, l’homme se distingue-t-il du cylindre ? Comment expliquer que la psychologie morale ait donné lieu à des interprétations contradictoires ? Pour l’auteur, les stoïciens ont introduit un nouveau concept de psychologie morale qui, même dans le cadre du déterminisme universel, établit une différence entre l’homme et les animaux et les objets inanimés. C’est cette vision de l’homme, nouvelle à l’époque et fondée sur la notion d’assentiment, qui a par la suite inspiré des idées plus radicales sur la liberté de l’homme. Le chapitre se conclut sur la question suivante : comment comprendre l’assentiment, qui paraît d’un côté autonome et de l’autre déterminé ?

Le deuxième chapitre (« La nature de l’homme et la psychologie de l’action ») entreprend de répondre à cette question, ce qui conduit l’auteur à élargir l’analyse au contexte dans lequel apparaît la notion d’assentiment. Il aborde d’abord le contexte physique, à savoir celui des classifications des différents mouvements de la nature, dont le mouvement propre aux hommes. Savoir que c’est la raison qui définit la nature de l’homme est le point de départ de son analyse de la raison, qui à son tour permet de s’interroger sur la nature de l’assentiment. Vladimír Mikeš met ainsi en évidence l’ambivalence de l’assentiment, qui est à la fois un acte déterminé de la raison et un acte dicté par le destin (ce qui met en relief la distinction entre l’homme et les autres êtres dans l’univers). Il insiste sur le caractère réflexif de l’assentiment : « selon toute vraisemblance c’est cet aspect de l’assentiment qui est le fond de son "autonomie" et la source de l’ambiguïté qui y est liée ». L’auteur en conclut que les deux faces de l’assentiment se comprennent si l’on discerne dans l’approche stoïcienne une double vision, celle d’un assentiment déterminé en tant qu’expression du contenu de la raison et celle d’un assentiment autonome en tant qu’acte de la raison par lequel celle-ci prend de la distance par rapport à elle-même et prend conscience de son propre contenu. Il souligne ainsi l’idée selon laquelle ce retour de la raison vers elle-même dans l’acte de l’assentiment est présenté comme une forme de réflexivité particulière à la théorie stoïcienne de l’action.

Le dernier chapitre (« La vertu et la liberté ») passe ainsi de la psychologie à l’éthique en présupposant que les paradoxes qui se trouvent dans l’éthique – qu’il s’agisse du concept de vertu ou de ceux d’accord avec le destin et de liberté – sont formellement identiques au paradoxe de la responsabilité et du déterminisme. Les analyses menées par l’auteur font conclure que l’ambiguïté consiste dans le fait qu’agir vertueusement implique la réalisation de deux buts à la fois, ce qui n’est possible que grâce au concept de réflexivité, lequel permet d’imaginer le second but que vise la vertu. À cela s’ajoute la question de l’accord avec le destin, ainsi que celle de la liberté, que l’auteur analyse en s’appuyant notamment sur le De finibus de Cicéron. L’étude du célèbre fragment du chien attaché au chariot et d’une partie de l’hymne de Cléanthe l’amène à la conclusion qu’il s’agit là de deux façons différentes de vivre, où la présence et l’absence de la conscience de l’ordre du monde et de sa compréhension sont mises en évidence. L’auteur interprète la liberté stoïcienne comme la capacité d’inclure sa propre action dans l’action du monde entier : la capacité de se comprendre comme une partie du monde.

Dans sa conclusion, Vladimír Mikeš rappelle quel fut son projet, à savoir une tentative de « repenser la théorie stoïcienne de l’action, à partir de la prémisse de l’unité de ses différentes parties ». Il affirme que l’homme est responsable parce qu’il entre dans un rapport à lui-même que l’on peut saisir grâce au fait que l’assentiment est une approbation du « lekton », d’une entité corporelle qui ne peut être la cause de quoi que ce soit. Or, l’éclaircissement de la notion d’assentiment représente plutôt une base qui aide à aborder les problèmes liés aux autres notions de l’éthique stoïcienne, comme le dernier chapitre a tenté de le démontrer. L’assentiment se présente comme une manifestation du contenu de l’âme, c’est-à-dire du système de ses notions. De plus, de même que l’assentiment est aussi un retour de l’âme sur elle-même, de même la vertu est une forme de sélection parfaite des indifférents, à savoir la perfection de cette sélection, la rationalité pure, la visée de la cible. Elle est la forme élevée de ce retour de l’âme sur elle-même, qui, du point de vue de la psychologie, fait partie de chaque acte de connaissance. Ce qui se montre dans cet acte de l’âme, c’est la rationalité en tant qu’accord (« homologia »), en particulier dans les actions de l’homme. En d’autres termes, ce qui apparaît dans une action vertueuse, c’est le cadre plus vaste de cette action même et de l’assentiment qui se trouve au fond de celle-ci.

L’auteur a également voulu montrer que le stoïcisme est un système de pensée en soi, qui peut se révéler tout à fait distinct de nos propres représentations du monde. En terminant son interprétation par des constats sur le caractère réflexif de l’assentiment et de la vertu, il souligne que, si l’on définit l’assentiment à l’aide d’un terme qui ne se trouve pas dans les sources, à savoir comme point de réflexion, il en résulte quelque chose d’important : on peut notamment proposer une solution aux problèmes notoires d’interprétation. Or, la position stoïcienne est difficile car elle est fondée sur un paradoxe que l’on ne peut ni ne doit faire disparaître par une notion. Ce paradoxe – et la nécessité de le maintenir dans nos actions – est apparu surtout dans les concepts de liberté et d’accord avec le destin. Il est évident qu’à cet égard les stoïciens ont demandé que l’homme vive dans une certaine tension : il est libre tout en étant déterminé dans ce qu’il fait. D’une part, il est lui-même et son action est sienne, mais, d’autre part, elle ne lui appartient pas car elle fait partie de l’action de l’univers.

Le but principal de cette étude était de « montrer la position centrale du paradoxe de la liberté de l’action déterminée dans le stoïcisme, car c’est lui qui constitue le cœur de la tension que l’on rencontre sous différentes formes dans les notions d’assentiment et de vertu ». L’homme n’est pas potentiellement libre malgré sa détermination par le destin universel, mais grâce à elle. Sa détermination est la condition de sa vraie liberté, cette dernière n’est que la manifestation d’un rapport à l’univers dans lequel l’homme s’aperçoit lui-même comme une partie. Finalement, ce paradoxe stoïcien est une position à résoudre dans la pratique : de même que le « kosmos » va et vient en même temps dans son mouvement tonique en deux sens (vers le dehors et vers le dedans), pour assurer son unité, de même l’homme doit en même temps être lui-même en exécutant son action et cesser d’être lui-même en réalisant la volonté de l’ensemble : c’est la seule voie pour identifier sa volonté avec celle de l’ensemble, et pour atteindre la vertu et la liberté.

Franck Colotte

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