Marie n’est pas d’accord, et elle prend la parole. Pour la première fois. S’était-on aperçu qu’elle n’avait jusqu’alors jamais dit un seul mot, qu’elle s’était contentée d’enfanter, sans même choisir le père, d’élever son enfant, de pleurer son supplice et sa mort, puis de monter au ciel ? Marie était muette, Marie était passive, elle jouait bien le rôle qu’on lui avait confié.
Et voilà qu’elle nous conte à son tour son histoire. Croyants ou pas, nous la connaissons tous, elle fait partie du paysage, nous sommes habitués à elle. Si nous la discutons, c’est en argumentant, en nous plaçant en quelque sorte sur le terrain de ceux qui l’ont forgée, c’est-à-dire les Apôtres, de ceux qui l’ont entretenue, c’est-à-dire les prêtres et les théologiens.
Marie n’est pas de ce bord-là, la casuistique n’est pas son fort. Trop terrienne, trop vivante, trop attachée à ce qu’elle sait et se fait un devoir de transmettre, avant de disparaître, afin de contredire la version des voyous qui entourèrent son fils quand il devint un homme ; qui viennent la visiter après sa mort ; qui l’interrogent comme s’ils étaient des geôliers : « Il y a en eux quelque chose d’affamé et de dur. »
Elle est leur prisonnière mais elle ne cède pas. Elle n’adhère pas à la légende qu’ils souhaitent véhiculer, elle ne veut rien corroborer, elle ne veut pas collaborer. Elle a des souvenirs de mère émue, de jours heureux, mais elle se tait : « Je suis comme l’air par un jour sans vent, qui se contient lui-même, immobile, et ne laisse rien échapper. Je contiens la mémoire de la même manière que le monde retient son souffle. »
À nous elle parle. Du début du malheur, ou de comment son fils a commencé à croire qu’il était fils de Dieu. On l’a poussé, pense-t-elle. Toute cette foule, ces agités. Je n’aime pas les agités, pense-t-elle encore. Quand les hommes s’assemblent, ils deviennent vite bêtes et méchants.
Son fils se met donc à se prendre pour Dieu et, pressé par la foule, à accomplir quelques miracles : l’aveugle voit et le paralytique marche. Mais Marie n’y croit pas.
Puis c’est la première grande affaire : Lazare ressuscite. Quelle horreur ! Extraire un homme d’entre les morts, au lieu de le laisser se confondre peu à peu avec la terre ! De quel droit s’opposer à l’ordre naturel, qui consiste à aller de la vie au trépas, et non l’inverse ? Marie n’approuve pas du tout, d’ailleurs Lazare lui donne raison, il va très mal, il ne supporte pas sa sortie du tombeau, son retour sur la terre.
Aux noces de Cana, où elle se rend sans joie, elle pressent quelque chose de terrible. Qui a lieu en effet. Son fils n’est plus son fils, c’est un autre homme, plein de lui-même et fabriqué, ourdi par d’autres, qui se servent de lui pour assouvir leur ambition, leurs projets politiques, leur désir de puissance. Lui ne s’appartient plus quand il jette à sa mère qui tente de lui parler, de le faire échapper au destin : « Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ? » Parole terrible.
Dès lors, Marie assiste impuissante et de loin à la mort de « la chair de sa chair ». Le grand talent de Colm Tóibín est de nous raconter ce que nous savons déjà en y introduisant des distorsions. Ainsi l’événement le plus impressionnant n’est-il pas la croix et le supplice, mais un détail, « une diversion au regard de ce qui se passait au même moment un peu plus loin ». Pas plus que le soleil, on ne regarde l’horreur en face. Mais le déplacement rend l’horreur plus terrible : puisqu’on ne la voit pas, quel sommet atteint-elle ?
Un homme, proche de Marie, tient un oiseau de proie enfermé dans une cage, que la captivité rend fou. De temps en temps, l’homme lui offre un des lapins vivants qu’il garde dans un sac. En regardant alternativement la scène qui se déroule sur la colline et celle qu’il fait naître, il a « un demi-sourire, comme abandonné à un plaisir absent… » et son visage « brille d’un éclat intense ».
Du grand art. La femme à la bouche bâillonnée par la couronne d’épines (l’image de couverture) est une conteuse redoutable : au fond, suggère-t-elle, le Mal n’est pas le fait de quelques-uns, plus puissants et plus froids que les autres, il est le fait de nous tous, qui y prenons du plaisir et lui permettons d’advenir.
Né dans la catholique Irlande du Sud, Colm Tóibín remet en cause le dogme du Nouveau Testament ; homosexuel revendiqué, il donne la parole à une femme, la silencieuse de l’Évangile. Un auteur singulier, provocateur et séduisant, dont le personnage de Marie émeut.
Marie Etienne
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