La Mer et l’Enfant est de ceux-là. Quand on l’a commencé, on ne le lâche pas, on est tenu entre ses pages, tiré jusqu’à sa fin, inéluctablement. Un roman policier sans police, avec peut-être un meurtre et une enquête sans enquêteur, sans détective. L’enquêteur est l’auteur, les indices qu’elle rassemble et qu’elle scrute ne sont pas matériels mais d’un autre ordre : psychologiques et mémoriels.
À la fin du roman, on n’en sait guère plus long, on flotte entre plusieurs possibles, on n’est pas sûr d’avoir compris. La narratrice n’a-t-elle pas tout imaginé ? « Je ne me souviens de rien, en réalité j’invente tout. Fantasmes d’écriture, écriture du fantasme, je n’en sais rien. » Et pourtant, pour être aussi prenant, aussi terriblement présent, il faut que le récit plonge ses racines dans une vérité, dans des événements vécus, et conservés par la mémoire.
Le roman, ou plutôt, comme l’appelle son auteur, le « monologue fictionnel », se présente comme un journal, une lettre qu’une mère rédige pour sa fille qu’elle n’a pas vue depuis trente ans. Les chapitres correspondent à certains jours de la semaine, pendant un mois. Le texte est réparti en paragraphes brefs qui semblent progresser, faire avancer la narration. En fin de compte, il n’en est rien.
Parole de folle ? Parole de mère ? La tradition veut que ce soit l’enfant qui rejette la mère, il a toujours de bonnes raisons pour ça, depuis l’avènement de la psychanalyse. L’inverse, c’est-à-dire une mère qui n’aime pas son enfant, donne rarement lieu à autre chose qu’à des rapports de la police, de l’assistance sociale. C’est un sujet tabou, une mère doit aimer son enfant, c’est dans l’ordre des choses, c’est inné. Et le contraire, tout simplement, doit être ignoré et balayé comme un déchet qu’on met à la poubelle. Sabine Huynh ne craint pas d’affronter le tabou.
Nous sommes donc en présence d’un livre qu’une fille rédige sur sa mère, qui pense-t-elle, l’a haïe. Mais elle, elle écrit sans haine. Elle ne cherche qu’à comprendre. Le livre est très violent, il est aussi très généreux puisqu’il répond au non-amour par une tentative de découverte de soi, de l’autre. On pense à Sylvia Plath, qui est d’ailleurs citée car on retrouve des éléments biographiques de La Cloche de détresse. Mêmes passages par les soins psychiatriques et par les électrochocs. Même tentative de suicide dans la mer. Et même fin tragique. En outre, un personnage se nomme Ariel.
La fille, donc, imagine que sa mère lui écrit. Elle se met à sa place, elle lui prête sa plume, ce qui est très troublant. Elle se voit à travers le regard et les mots de sa mère. Elle explique la haine dont elle aurait été l’objet par la disparition du père, par le fait qu’un enfant empêche de vivre pour soi, ramène à un destin commun, celui de toute mère ; par l’ascendance juive et les drames qui s’ensuivent. « Un jour un enfant apparaît et une femme commence à disparaître… elle est obligée de refuser, d’expulser, de rejeter. »
Est-ce la fille écrivant sur sa mère qui s’exprime ? « Si je te crée dans ces lignes, je te donne ma voix. Je me demande si ta voix ressemble à la mienne. » Est-ce la mère écrivant à sa fille ? Les frontières s’estompent, je suis toi et une autre. Je suis faite de toi et aussi de tous ceux qui nous ont précédés. « J’étais prise dans les filets de ce tissage d’origine, de pays, de langue, de traits à la fois trop familiers et méconnaissables. » Alors, qui parle ?
La fille ne peut pas ne pas se reconnaître dans cette mère. Ni nous ne pas nous reconnaître dans cette fille qui écrit sur sa mère. Souffrance et culpabilité de l’enfantement. La fille qui a subi l’intolérable sera mère à son tour. Et quelle sorte de mère ?
Le récit s’organise (ou ne s’organise pas, tant il semble jaillir) autour d’un meurtre qu’on redoute mais qui n’aura pas lieu, n’a pas eu lieu, autour d’une journée dans une bourgade en bord de mer. « Ce jour-là, il y a plus de trente ans, le jour de ton premier anniversaire, je t’ai mouché le nez et l’ai enduit de crème solaire. » On n’en saura pas plus. Sinon que la petite restera sur le sable, comme oubliée, abandonnée, refusée par la mer et sa mère.
Celle-ci nous abandonne également, nous les lecteurs, aux prises avec les situations qu’elle n’a pas éclaircies (comment le pourrait-elle ?), avec des interrogations qui deviennent les nôtres.
C’est un premier roman. Et il promet !
Ajoutons que l’auteur, Sabine Huynh, est aussi un poète. Elle publiera ces temps prochains (en octobre 2013) chez Voix d’encre Les Colibris à reculons. Elle est co-auteur (avec Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tournaire) de l’anthologie Pas d’ici pas d’ailleurs, qui rassemble un grand nombre de voix féminines du monde entier (également chez Voix d’encre). Née au Vietnam en 1972, elle a passé son enfance en France et vit actuellement à Tel-Aviv. Déjà tout un destin.
Marie Etienne
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