Levinson y défend une théorie qui a un nom barbare – le concaténationisme (du latin cum, avec, et catena, chaîne) – et qu’il puise chez le psychologue et philosophe anglais Edmund Gurney (The Power of Sound, 1880). On ne peut parler de cette conception sans envisager immédiatement celle à laquelle elle s’oppose : l’architectonisme.
La thèse de Levinson est que la considération de la forme générale d’un mouvement ou d’une œuvre entière n’entre pas dans ce qu’il appelle la « compréhension musicale basique » de l’auditeur. Ce qui compte pour celui-ci, c’est l’enchaînement des épisodes successifs qui se présentent à sa perception. Le propos suivant de Levinson définit assez bien sa position : « En résumé, les traits relevant de l’organisation à grande échelle n’ont aucune pertinence directe pour l’appréciation ou l’évaluation d’une œuvre musicale. C’est dans la progression musicale instant par instant qu’une œuvre vit, et la qualité de cette progression constitue le critère principal de sa valeur musicale. »
En plus de celui de compréhension musicale de base, le concept de « quasi-écoute » est essentiel dans l’analyse de Levinson. En effet, l’audition ne peut avoir pour objet un présent insaisissable : la quasi-écoute englobe aussi bien la mémoire de l’instant qui vient de s’écouler que l’anticipation de l’instant à venir. Même si Levinson ne s’y réfère pas, sa notion de « quasi-écoute » évoque irrésistiblement la conception que Bergson se faisait du présent : « Ce que nous percevons en fait, c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. […] la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir » (1).
Levinson rejette donc l’architectonisme au profit du concaténationisme. Ainsi, selon lui, la grandeur du finale de la Symphonie Jupiter de Mozart ne réside pas dans la progression d’ensemble du mouvement : les parties successives elles-mêmes peuvent « véhiculer directement la magnificence du tout ». Dans la Cinquième de Beethoven, au moment de la transition du troisième au dernier mouvement, l’auditeur, pour Levinson, n’a pas besoin d’un regard rétrospectif sur l’œuvre pour expérimenter « la couleur spécifique du triomphe exprimée par ce passage ». Et à l’en croire, le pouvoir qu’exerce le finale de la Quatrième Symphonie de Brahms « ne dépend pas de la saisie consciente de l’idée de passacaille » qui préside à sa construction.
Difficile de dissimuler plus longtemps que l’argumentation de Levinson ne saurait nous convaincre. Lui-même finit par opter pour un « concaténationisme modéré » : à plusieurs reprises, il concède que la conception architectonique ne peut être complètement écartée, comme lorsqu’il dit que l’attention intellectuelle peut « fusionner avec l’appréhension auditive » et « permettre une amélioration non négligeable de la compréhension musicale basique ».
Le plus contestable, sans doute, est la volonté de l’auteur de régenter nos plaisirs et de mesurer leur intensité. Sous l’influence, peut-être, de Hume, pour qui les impressions sont toujours plus vives que les idées, Levinson distingue deux types de satisfaction chez l’auditeur : des « plaisirs de premier ordre suscités par l’appréhension de la substance musicale elle-même » et des « plaisirs de second ordre » – ceux qui naissent, par exemple, de la relation qu’on peut faire entre deux passages d’une même œuvre distants dans le temps –, beaucoup moins intenses que les précédents. Pour Levinson, la saisie intellectuelle irait jusqu’à parasiter la perceptuelle.
Dans l’expérience de l’auditeur, en réalité, on serait bien en peine de démêler aussi nettement le « perceptuel » de l’« intellectuel ». Déterminer la structure d’un morceau en examinant la partition, c’est là sûrement une activité intellectuelle. Mais discerner à l’écoute, au sein de la forme sonate par exemple, le retour ou l’exploitation d’un thème, ou encore – dans une œuvre « cyclique » (2) – remarquer les similitudes qui unissent des passages éloignés, tout cela n’est pas moins perceptuel que l’introuvable « compréhension musicale basique » chère à Levinson. Une question essentielle est alors en jeu, celle de l’unité, qu’il ne faut pas confondre, comme le fait l’auteur, avec la « cohérence séquentielle » attachée à un bref moment.
C’est une autre confusion – confusion cette fois entre la forme musicale elle-même et son mode de représentation – qui lui fait opposer le caractère temporel de la musique au caractère, selon lui, purement spatial de sa forme.
Levinson devrait s’y résoudre : nous n’entendons pas tous la même chose quand nous écoutons une œuvre musicale. Certains procédés contrapuntiques sont probablement inaudibles même pour des musiciens exercés ; mais comment le savoir exactement ? Et surtout comment affirmer – à propos du rondeau Ma fin est mon commencement de Guillaume de Machaut (XIVe siècle) – que « la reconnaissance consciente de la technique du palindrome ne modifie pas l’expérience auditive elle-même » ?
On peut se demander pourquoi Jerrold Levinson semble tellement tenir à une thèse qui ne paraît pas toujours le convaincre lui-même. La raison en est d’ordre politique, l’auteur le suggère au tout début et à la toute fin de son livre. Sa position a pour objectif de placer tous les auditeurs attentifs, qu’ils aient ou non une formation musicale, sur un pied d’égalité et de battre ainsi en brèche un certain élitisme social qui trop souvent prévaut en matière de musique « classique » ; l’ennui est qu’elle est erronée. Suivons Levinson dans son idéal « démocratique » mais gardons-nous de croire que l’accès d’un plus grand nombre de personnes à la musique savante sera favorisé par le genre d’anti-intellectualisme dont il fait preuve ici.
La traduction présente de nombreuses maladresses d’expression et quelques coquilles (la pire consistant à attribuer à Brahms, pp. 92-94, les exemples musicaux extraits du Concerto pour piano de Schumann). Certaines fautes sont traditionnelles dans les traductions d’ouvrages sur la musique : l’anglais « performance » est inchangé au lieu d’être transformé en « exécution » et, ce qui est plus gênant, « tone » est rendu par « ton » au lieu de « son ». Moins habituel est l’emploi abusif du terme « ouverture » pour désigner tout simplement le début d’un morceau, ou celui de « mouvement » à la place de « partie ». Et quelle surprise, page 95 : des « instruments à bois » ! Je vous laisse imaginer le son qu’ils produisent.
- Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, chapitre premier : « La conscience et la vie ».
- Une œuvre dont les différents mouvements sont apparentés par l’utilisation d’éléments communs.
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