Sur le même sujet

Livre du même auteur

La pensée, la forme et le corps

Après un silence de dix ans, Hervé Piekarski publie un nouveau recueil, L’état d’enfance II. Le « prière d’insérer » nous indique que l’auteur « entame ici un nouveau cycle poétique, appelé à de futurs développements ».
Hervé Piekarski
L'état d'enfance II
Après un silence de dix ans, Hervé Piekarski publie un nouveau recueil, L’état d’enfance II. Le « prière d’insérer » nous indique que l’auteur « entame ici un nouveau cycle poétique, appelé à de futurs développements ».

Le chiffre romain du titre renvoie au volume publié voici vingt-quatre ans par Unes. La forme de ce nouveau livre est la même : une longue suite ininterrompue de poèmes en prose, chacun portant un titre. Pas d’alinéa à l’intérieur du poème, qui forme un rectangle sur la page. La nouveauté, frappante pour le lecteur, ce sont les 21 titres qui portent une date précise : du 16/03/2014 au 22/08/2015, un peu comme s’il s’agissait d’un journal. D’autres poèmes, souvenirs datés, portent la mention d’une année, de 1960 à 1986. Ainsi, contrairement à son prédécesseur, L’état d’enfance II se trouve orienté dans le temps. L’inscription géographique y est également beaucoup plus précise, puisque les lieux y sont nommés, de Marseille à Montpellier jusqu’à l’Italie et Nantucket. On pourrait penser que l’auteur, au lieu d’écrire la suite de L’état d’enfance, le recommence autrement. 

Le titre du premier texte, « Protocole », annonce une série d’expériences à la Descartes : « J’existe de telle sorte que m’accuse ce que je suis. M’est confié mon projet mais aussi l’impossible de son œuvre. » Ce protocole s’achève ainsi : « Je ne parle pas la violence de mourir mais dans la distance qui m’en sépare j’apprends un corps. » Les lignes directrices sont tracées. Pour ce projet impossible, les tensions seront fortes. 

Il s’agit donc d’apprendre, de découvrir et de dire le monde, mais aussi ce corps du sujet dont Wittgenstein affirme qu’il « n’appartient pas au monde », mais qu’il en est « une frontière» et que « rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu’il est vu par un œil ». « Les corps sont des limites », écrit Hervé Piekarski. Son « Poème pour Larry Eigner » évoque ce poète américain2 au corps handicapé qui écrivait la vie intérieure tout comme le cosmos en n’utilisant que deux doigts sur sa machine à écrire. Son monde visible se limitait à sa chambre et sa fenêtre, sa véranda : « La vie dans un martèlement, la vie passée à la fenêtre dans un martèlement d’où ne s’élèvent flammèches de non seulement les pensées mais la plus brève des transparences sans regard possible, sans vision sinon celle sans objet où toutes formes intenses se produisent sur fond absent. » 

Dans l’autoportrait, « le fond manque ». Comment le réintroduire ? Le poème, comme la photographie, construit son propre espace. Le titre « Rakki Tai » rappelle cette série de photographies d’Alexis Cléo Roubaud qu’elle nomma ensuite Si quelque chose noir. La photographe s’y est placée, nue, parfois double ou triple silhouette fantomatique dans une pièce vide. « Rakki tai, explique Jacques Roubaud, est un style de la poésie médiévale japonaise, cela peut se traduire par ‟pour dompter les démons”». La photographe envisage à la fois la présence de son corps et sa disparition. Le projet d’Hervé Piekarski dans ce livre paraît proche de cette démarche. 

Les poèmes forment des rectangles, un peu comme les photographies d’un album. Chacun présente un fait : « Je raconte cette vie, et cette vie, je l’endure. » Des expériences premières sont racontées/décrites, l’enfant apprend la lecture qui le cloue au livre, bride et occulte la douleur. Au paradoxe du poème-trace est confié le monde de l’expérience de vivre.

« L’avenir de l’image en établit le temps. » 

L’élucidation de l’énigme semble proche parfois : « Il s’en est fallu d’un retrait, il s’en est fallu d’une explosion de lumière dans l’écart où le corps se dispose, fidèlement proche de sa mort. » 

Les phrases verbales fréquemment s’amenuisent, la portée nominale seule peut exprimer l’abrupte sensation de la présence au monde, l’« effondrement de l’espace à l’instant de la figure ». Le constat imparable ne souffre ni mode, ni temps, il est donné par l’intégralité du nom qui ne dissout rien de l’impression initiale (« l’effondrement ») : « Le temps vertical. Le sol incapable de porter. Dans l’approche de sa pensée la plus exacte le langage expulsé de lui-même. » 

Poésie vive, poésie cosmique portant des « syllabes comme des éclairs ». Une langue veut vivre – naître –, elle tente de percer la nuit. Les mots demandent à exister avec leur « accentuation », le « rythme » et un mode de propulsion, le surgissement. Tout emporte et tempête, qui pourtant parfois se tait « dans l’intimité de la parole non dite ou bien perdue dans le récit de son peu d’articulation ». Épopée du Verbe ? Récit d’enfance portant ses fragments dispersés sur la ligne du temps ? 

Les années mêlées se percutent. Genèse d’une personne et d’un monde, nous parcourons les œuvres de ceux qui ont exploré les mêmes mystères : la Genèse de la Bible, L’homme qui marche de Giacometti, la peinture noir sur noir d’Ad Reinhardt, les fresques de Giotto ou la poésie de Cavafy. « Ce sont des miroirs partout tendus pendant le vent agite, la nuit pour plus loin dans les visages. » 

La conjonction absente fait osciller le mot « pendant » entre préposition et participe présent ; on peut lire alors le sens hésitant, tendre/pendre, la portée sémantique se brouille – s’enrichit, « ravissement inverse ». Le sujet pratiquant l’autoportrait prend ses distances avec son propre corps : « Je marche plus loin que moi ». Le lecteur assiste à la « formation de la forme », une langue réinventée pour une quête inachevable. 

Pourquoi cet effacement des événements des premières années dont les photos sont les seuls souvenirs ? Que savions-nous de si important qu’il valait mieux l’oublier ? « Les enfants ne donnaient de renseignements à personne. Eux seuls connaissaient le futur et ce futur, il fallait qu’ils le taisent. » Fatalité d’un mutisme que le temps, captif car seul le déroulement le révèle, enferme, le « presque de l’instant à venir », « cela, l’impossible dont je vis ». 

L’état d’enfance II, dans sa recherche du corps du sujet, produit des « traces » qui voudraient être des preuves dans un combat contre des démons avec lesquels nous pactisons parfois. Le poète doit se libérer des pensées toutes faites, des « protocoles » usés et trompeurs pour laisser surgir la parole. « La pensée de la parole doit se dire à la plus grande des vitesses, celle du rapt. » 

Le philosophe Wittgenstein termine son traité par le célèbre aphorisme : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » La saisissante voix poétique de L’état d’enfance II, ce « geste humain de parler », franchit parfois les limites.

1. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.632, trad. Gilles-Gaston Granger, Gallimard, 1993.
2. Larry Eigner, De l’air porteur, trad. Martin Richet, Corti, 2014.
3. Alix Cléo Roubaud, Journal, préface de Jacques Roubaud, Seuil, 2009.

Isabelle Lévesque

Vous aimerez aussi