Mon père, qui avait étudié le violon dans les années vingt, l’avait recueillie dans son bagage musical, à côté de pages comme Les Préludes de Liszt ou la Pavane pour une infante défunte de Ravel. Il aimait fredonner son thème en sol majeur tout en mimant un vibrato exagéré, expressionniste.
Lorsque, à dix ans, je l’ai entendue pour la première fois, je n’avais pas cherché à me procurer le disque, elle figurait au verso de la Cinquième de Beethoven. Intimidé et comme à distance, sans en être spécialement ému ou séduit, je l’ai écoutée en entier et je me souviens avec netteté de l’impression confuse d’un appel mystérieux. Je me suis imaginé longtemps que c’était la musique en général qui s’était manifestée ainsi.
Pour cette symphonie, je suis tenté d’adhérer à la théorie de la persona défendue par plusieurs philosophes de langue anglaise : un morceau de musique est identifiable à un être humain qui exprime ses sentiments.
C’est vraiment une œuvre à part. Un suspense qui n’est au service d’aucune conquête et donc ne se résout jamais. On entend d’abord un motif dans l’extrême grave des cordes, puis un premier thème au-dessus de doubles croches fébriles ; un second thème (le thème en sol) rendu fragile par les syncopes qui l’accompagnent et l’instabilité harmonique qui ne tarde pas à le gagner. Avant que ce thème apparaisse – et ce sera la même chose dans le second mouvement –, il y a, dans la nuance piano, des notes longues et nues qui sont l’attente même et tranchent avec les transitions savantes propres à tant d’autres œuvres classiques ou romantiques.
À un moment, le second thème s’interrompt brusquement, et une mesure de pause se substitue à la note que n’importe quel auditeur avait anticipée. C’est aussi sur le silence que se brisent de grands crescendos, et le premier mouvement se termine fortissimo comme par antiphrase. Dans le second mouvement, de la même façon, les contrastes dynamiques sont brusques, la nuance fortissimo ne parvient pas à s’installer, elle alterne sans cesse avec ce qu’il y a de plus ténu.
Peu de temps après avoir découvert l’Inachevée, je me suis plongé dans un livre inénarrable (traduit du néerlandais), Sommets de la musique, où l’auteur évoquait à propos de ce second mouvement une « perspective eschatologique ». J’avais cherché dans le dictionnaire ce mot étrange. Je m’interroge encore sur ce que son usage pouvait signifier dans ce cas. Entre-temps, et grâce à la confiance inoubliable que m’a témoignée Maurice Nadeau, je me suis moi aussi essayé à parler de musique. Et j’ai rêvé – rêvé seulement – de relever le défi suggéré par Barthes : parler de musique sans employer un seul adjectif.
Je ne sais pas si la symphonie de Schubert nous entretient des fins dernières ; elle est terrestre comme l’attente ou le caractère toujours inachevé de ce à quoi nous tenons le plus. Ce n’est pas l’incomplétude qui la définit mais l’art avec lequel elle diffère indéfiniment sa révélation.
Ainsi ne s’agissait-il pas autrefois d’une impression seulement liée à l’inexpérience, c’était l’Inachevée elle-même.
Thierry Laisney
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