Depuis une trentaine d’années que ces réflexions ont été écrites – avant même que ne soit popularisé le mot bioéthique, la situation a beaucoup évolué. La biotechnique a, en la matière, progressé à pas de géant et à une cadence que l’on n’ose dire infernale. Certains en déduiraient volontiers qu’une pensée qui s’est élaborée il y a si longtemps doit être frappée de péremption. Ils en verraient une preuve dans le fait que les lois de bioéthique sont conçues comme devant être périodiquement révisées alors que le propre d’une loi est de fixer des principes, lesquels devraient rester intangibles quelles que soient les innovations techniques. La loi de 1995 a déjà été deux fois révisée. Au nom de quoi créditer un philosophe d’une prescience dont il détiendrait un surprenant monopole ? C’est peut-être, a contrario, le législateur qui s’est laissé prendre aux illusions d’une actualité plus médiatique que réellement biotechnique. Était-il raisonnable d’inscrire dans le code pénal les peines prévues en cas de clonage reproductif humain, comme le voulut le ministre Jean-François Mattéi ? On aurait tout aussi bien pu préciser les conditions juridiques de la construction de colonies humaines sur la Lune…
Comme le constatent les instances de bioéthique créées un peu partout depuis quelque temps, la difficulté de ce genre de réflexion est concentrée dans le réglage de la focale : dès lors que l’on ne colle pas à l’actualité d’innovations dont beaucoup n’auront qu’une vie fort brève, jusqu’à quelle distance peut-on s’en éloigner sans perdre toute pertinence ? Présentant en 2003 un bilan de vingt ans de travaux du Comité consultatif national d’éthique, Didier Sicard évoquait le reproche fait « à la réflexion bioéthique de s’essouffler dans cette course poursuite qu’elle engage avec la science » et disait vouloir « replacer le progrès scientifique dans une vision plus large porteuse d’un sens qui échappe à l’immédiateté des enjeux ». Les travaux du Comité sont à la hauteur des ambitions affichées et, sur la plupart des problème précis qu’il a étudiés, ses avis sont précieux. Ils constituent sans doute ce qui peut être le plus utile à la société en la matière et l’on regrette qu’ils n’aient pas toujours fait autorité.
Le Comité est saisi (ou se saisit lui-même) de cas concrets à propos desquels il explicite les valeurs en jeu ; ce que l’on peut, en oubliant la tonalité péjorative qu’a prise le mot, qualifier de « casuistique ». Prises in abstracto, ces valeurs ne font guère débat : nul ne se prétend hostile à une amélioration des conditions de vie ni à la sauvegarde de la planète. Mais les cas ne sont pas rares où il est impossible de trancher entre deux voies également mauvaises ou entre deux également bonnes mais incompatibles. Point n’est besoin d’un philosophe pour formuler ces valeurs ni même pour en appeler, comme Jonas, au sens de la « responsabilité » à l’endroit des générations futures. Son apport spécifique consiste à mettre en évidence les contradictions insolubles et à faire ainsi apparaître ce qu’ont d’illusoire les positions trop simples.
Par leur puissance même, les biotechniques mettent la société devant l’urgence de trancher : est-elle disposée à payer le prix de ce qui lui est présenté comme d’évidentes améliorations de la vie humaine ? On voit bien certains aspects du problème si l’on pense à la figure d’un Fritz Haber, Prix Nobel de chimie pour avoir mis au point la synthèse industrielle de l’ammoniac, si utile à l’agriculture, mais qui fut aussi l’inventeur de ces gaz de combat qui firent tant de ravages dans les tranchées de la Grande Guerre. Plus troublante peut-être est l’attitude de Pasteur suggérant à l’empereur du Brésil que des expérimentations soient effectuées sur des condamnés à mort : le but était noble.
Que dire dans l’espace resserré entre l’évidence que certaines pratiques doivent être condamnées et celle que l’innovation biotechnique est porteuse de progrès ? Il est souvent malaisé de tracer la frontière entre les deux, sinon de façon purement verbale. Cette impossibilité est manifeste lorsqu’il est question du dopage des sportifs : y a-t-il vraiment tricherie si l’usage est généralisé de produits qui accroissent les capacités de l’organisme ? Où est la limite entre drogue et médicament, poison et potion ? Est-ce le moment où le pharmakon cesse de guérir pour nuire ? Tant que l’on raisonne sur des cas extrêmes, tout présente la belle clarté des abstractions ; dès que l’on s’approche de la complexité du concret, plus aucun critère ne paraît valoir. On en est souvent réduit à une réponse d’ordre technique, en termes de dosage ou d’opportunité. Il n’est pas faux de dire que les techniques ne font qu’accroître le pouvoir humain et qu’il s’agit de savoir ce que l’on fait de ce pouvoir. S’en tenir à cela, c’est tourner en rond.
On va s’en prendre au méchant Caïn que seraient les techniques dangereuses – la bombe atomique par exemple – et se réjouir qu’existe aussi le bon Abel, incarné par l’atome civil ou les engrais chimiques. À quoi bon ressasser que le mal est mauvais ? Jonas touche juste lorsqu’il insiste pour qu’on ne s’en tienne pas là : si tous les discours (bio)éthiques se débarrassaient effectivement de cette tautologie, un grand pas serait accompli ; on en est assez loin et beaucoup de lances sont rompues en vain contre ce que les personnes sensées s’accordent à vouloir éviter. Du fait même qu’une guerre atomique serait abominable, elle représente ce dont nul ne veut ; en conséquence, sa survenue n’est pas inéluctable. Le vrai problème est posé par les biotechniques que l’on s’accorde à trouver bonnes. Moins le nucléaire civil, sur lequel le débat est persistant, que le soc de charrue, dont, à la différence du glaive, il n’y a d’usage que pacifique. La « pierre angulaire d’une éthique de la technique », c’est en effet de comprendre que la plus utile des techniques est grosse d’un péril encore plus grand que la technique la plus manifestement nuisible, parce que ses effets à elle sont inéluctables. « Nous pouvons laisser le glaive dans son fourreau mais pas la charrue dans sa grange. » Il faut bien nourrir les hommes et les soigner mais à ce compte « l’humanité est devenue beaucoup trop nombreuse pour être encore libre de revenir à une phase antérieure ». La technique biomédicale atteint effectivement son objectif qui est de combattre les maladies afin de réduire la mortalité infantile et de prolonger la durée de la vie humaine ; l’effet en est d’accroître encore le surpeuplement de certaines régions et de faire peser sur la nature les menaces sur lesquelles les écologistes alertent la société.
La biotechnique n’est donc pas à redouter en raison d’un mésusage de ses apports ou par telle de ses contreparties, mais précisément dans ses aspects conformes à ce que l’on peut espérer d’elle. Telle est la redoutable question philosophique que pose Jonas ; elle porte beaucoup plus loin, elle est bien plus inquiétante que le discours écologiste dans lequel on cantonne souvent son propos. Elle n’appelle guère de réponses satisfaisantes, tout au plus des mises en garde.
Si, face aux apprentis sorciers qui se lancent dans des manipulations génétiques, on ne peut que peser le pour et le contre, on constatera sans doute que celui-ci l’emporte sur celui-là. Sera-t-on entendu ? Eux aussi diraient volontiers comme le Wagner du Second Faust qui est si fier de fabriquer un être humain : « Mais nous voulons à l’avenir nous rire du hasard. » C’est à Méphisto en personne qu’il dit cela ! Sans doute faut-il conclure en rappelant la parenté entre le mythe de Pandore et celui de Prométhée.
Marc Lebiez
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