Même si son livre aura exercé une influence considérable sur son temps, ce contemporain italien de Montaigne n’est évidemment pas le premier penseur politique de son siècle, ni en antériorité, ni sans doute en profondeur. Cela peut expliquer qu’il n’ait plus été traduit depuis quatre siècles. Pourtant, il mérite d’être lu autrement que pour le seul plaisir de l’érudition.
On peut certes considérer que la réflexion sur la politique est aussi vieille que la philosophie, voire qu’elle lui est consubstantielle depuis le procès de Socrate. Cependant, à voir les choses ainsi, on se contente d’une approximation qui nuit d’abord à la politique, y compris dans sa pratique la plus ordinaire, la plus éloignée en apparence de la philosophie. Le mot même de politique est lié à des conceptions élaborées dans le cadre de la démocratie grecque, laquelle fonctionnait à l’échelle d’une cité – c’est-à-dire d’une ville, de préférence pas très grande – et de la campagne en dépendant directement. Les problèmes que cela pose, et qu’ont affrontés Platon, Aristote et les autres penseurs grecs de la politique, sont liés à cette échelle même, tout comme les possibilités ainsi ouvertes.
En employant les mots grecs pour penser notre réalité politique, nous nous désolons qu’il ne soit plus possible de consulter directement l’ensemble du peuple rassemblé en un même lieu, et nous déclarons imparfaite notre démocratie. On pourrait faire des remarques comparables à propos du vocabulaire hérité de la res publica romaine que les hommes de 1792 ont prise pour modèle. On se contentera de rappeler que la justification de la dictature par Carl Schmitt est fondée sur une procédure qui, à Rome, était strictement encadrée, plus proche de celle prévue dans l’article 16 de notre très schmittienne Constitution de 1958 que du totalitarisme moderne ou même de l’état d’exception.
Nous n’ignorons certes pas la différence entre la cité antique et l’État moderne, que nous associons à l’idée de nation et à celle de providence, quitte à le déclarer périmé au nom de la mondialisation et du libéralisme dérégulateur. Mais nous persistons à le penser par défaut, avec des concepts qui ne lui sont pas adéquats. Jamais la démocratie grecque ni la république romaine n’ont connu quelque chose de comparable au poids économique de l’État et à son corollaire, les prélèvements obligatoires. Même les « terribles » impôts de l’Empire romain pesaient infiniment moins lourd que ceux des plus libéraux d’entre les pays développés ; la contrepartie étant la quasi-inexistence de services publics.
Alors que Bodin parle de « république » et Hobbes de « Commonwealth », Botero est le premier théoricien à caractériser l’État en tant que tel, avec la majuscule que le français met à ce mot. Si Machiavel nous intéresse tellement, c’est pour le réalisme cru avec lequel il traite de l’art de gouverner. De ce point de vue, nous pouvons le considérer comme le penseur le plus utile pour tout politique. Mais son universalité même fait qu’il ne nous apporte rien pour comprendre cette forme politique spécifique qu’est l’État, ni donc pour nous aider à y voir clair face à la crise actuelle de l’institution étatique, entre mondialisation, émiettement des vieux pays dans le cadre de l’Union européenne et rejet libéral de toute intervention de la puissance publique. Cela, en revanche, le livre de Botero nous l’apporte, alors même qu’il est loin d’être aussi précieux que Machiavel pour ce qui est de l’art d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir.
C’est l’État en tant que tel qui intéresse Botero, pas la manière de le conquérir ni l’art de se maintenir au pouvoir, non plus que la distinction entre les formes qu’il peut prendre, républicaine ou autre. Avec lui, l’État devient une entité que l’on peut définir, en l’occurrence comme « une seigneurie solide sur les peuples ». Le traducteur a choisi le mot « seigneurie », peut-être pas très parlant à nos oreilles, pour traduire le mot italien « dominio » qui, comme le latin « dominatus », renvoie à la fois à Dieu (« le Seigneur ») et au régime particulier dans lequel, comme dit Bodin, « le prince est fait seigneur des biens et des personnes, gouvernant ses sujets comme le père de famille ses esclaves ».
Cette explication étant donnée en note, la traduction est parfaitement claire : l’État est défini par une relation de domination. La logique est bien celle de l’absolutisme. Quant à la « raison d’État », elle ne doit pas être entendue comme cette raison particulière que l’État invoque pour justifier des pratiques que la raison ordinaire réprouve. Botero emploie le mot simplement au sens de « la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et accroître une telle seigneurie ». Et, de fait, c’est de cela que son livre traite, et pas des méthodes tyranniques employées par un Tibère « tant pour accéder à la tête de l’empire de Rome que pour s’y conserver ».
Suit une sorte d’encyclopédie de tous les problèmes auxquels peuvent être confrontés les dirigeants d’un État, quels que soient la manière dont ils ont accédé au pouvoir et le régime politique dans le cadre duquel ils l’exercent. Le raisonnement est soutenu par des exemples pris dans les ouvrages des historiens latins ainsi que dans l’actualité politique italienne et française depuis le siècle précédent. Botero s’intéresse même à des peuples comme les Turcs et les Chinois ; il ne connaît certes leurs pratiques que de seconde main mais cela lui permet de souligner le caractère universel de la théorie qu’il édifie en penseur catholique. Il est question aussi bien de l’importance relative de l’infanterie et de la cavalerie ou des moyens d’accroître la population que des vertus propres à favoriser la bonne réputation du prince.
Bien entendu, vu les importantes fonctions qui furent celles de l’ancien jésuite Botero à la congrégation de l’Index, on ne s’étonnera pas qu’il refuse toute idée de pluralité religieuse et même de tolérance. L’idée que le roi de France ait pu négocier avec le Turc est odieuse à ce théoricien fort peu machiavélien. Plus surprenante peut-être est sa conception de la justice : celle-ci doit certes être rendue de façon « prompte et uniforme », mais par des « ministres » dépendant entièrement du pouvoir, qui ne doivent pas « disposer du jugement arbitral et de la faculté absolue de rendre la justice ».
Quelques années avant son gros livre sur l’État, Botero en avait publié un beaucoup plus court sur les « causes de la grandeur des villes ». L’influence de ce livre-ci aura été bien moindre, pour ne pas dire à peu près inexistante. Or il est peut-être encore plus novateur que l’autre, quoique dans un registre moins directement politique. On est plutôt ici du côté de la géographie économique, voire de la réflexion démographique. L’édition de ce livre est due à Romain Descendre, traducteur et commentateur du précédent en collaboration avec Pierre Benedittini. Nous lui devons également un commentaire d’une cinquantaine de pages qui, loin de s’enfermer dans l’érudition académique, montre l’étonnante modernité de ce petit texte : celui-ci pose des questions qui allaient être celles de Malthus ou de Pirenne, des questions auxquelles se sont intéressés des auteurs comme Braudel et, plus encore, Joseph Schumpeter, qui le cite à plusieurs reprises dans son Histoire de l’analyse économique. Il est agréable d’y lire un propos qui semble aujourd’hui incongru : l’immigration est un important facteur de grandeur et d’enrichissement.
Marc Lebiez
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