Le bruit déchire le silence, le viole, quand la musique en est l'expression même.
De même que la solitude est si précieuse qu'on se demande parfois quelle présence on pourrait lui préférer, de même le silence est si précieux qu'on ne voit pas quelle musique oserait prendre sa place. Mais, en réalité, la musique n'est pas une victoire sur le silence, elle est plutôt une célébration de son pouvoir. Toute musique procède du silence, se destine à lui aussi, et ne le perd pas de vue dans l'intervalle.
Le silence est à la musique ce que, pour Kant, l'espace et le temps sont à la sensibilité humaine : une forme a priori. La musique est taillée dans ce silence primitif, qui renferme en lui tous les mondes sonores possibles.
Quelques vieux maîtres disaient que les silences sont les poumons de la musique. Quand on parle des silences, au pluriel, on désigne les différentes une partition : pause, soupir, etc. Mais, pour faire respirer la musique, les silences les plus importants sont ceux qui ne sont pas écrits : silences tacites, à peine perceptibles, par lesquels l'interprète fait comprendre, notamment, qu'une phrase vient de s'achever, qu'une autre commence. En ce sens, le silence que ménage l'exécutant est l'autre nom de sa liberté.
Les silences explicites, quant à eux, concourent moins au silence, en tant qu'il est constitutif de la musique, qu'à la distribution des voix et des ins- truments au sein d'une pièce. Les « parties d'orchestre » sont truffées de pauses parce qu'il faut bien que le déroulement de la musique se répartisse entre les divers instruments. De la même façon, l'alternance dans une voix d'accompagnement, par exemple, de demi-soupirs et de croches ne constitue pas une exaltation du silence mais définit une organisation rythmique particulière.
On rencontre, d'autre part, des silences dramatiques. Eux non plus ne glorifient pas le silence ; au contraire, ils se révèlent plus bruyants que n'importe quel son. Voici une pause subite, au milieu d'un morceau, éventuellement surmontée d'un « point d'arrêt » qui invite l'exécutant à la prolonger ad libitum : elle peut créer une tension extrême, que résoudront les sons qui vont, enfin, lui succéder. Il s'agit alors d'un retardement du son, comparable à ce que, dans un autre registre, on appelle une « appogiature », procédé grâce auquel, dans l'harmonie classique, le compositeur fait désirer la note « réelle » de l'accord au prix d'une dissonance préalable. Dans les deux cas, l'attente attise le désir et accroît la satisfaction finale.
Il arrive que ces pauses théâtrales manquent leur effet. Je me souviens d'un concert donné dans la salle de spectacle d'une maison de retraite. Dans un concerto pour piano de Haydn, juste avant ce qu'on pressent comme devant être la « péroraison finale », il y a un long silence chargé d'attentes. Au coeur de ce silence, une vieille dame assise au premier rang avait crié : « terminus ! », et tout le drame avait été ruiné par ce retournement. Comme quoi Eliot Deutsch avait raison : le bruit, c'est lorsque le silence est retranché du son.
- Eliot Deutsch, Essays on the Nature of Art, State University of New York Press, 1996, p. 53.
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