Connaît-on aujourd’hui encore des lieux – matériels, culturels, spirituels – où la subversion règne ? Où l’érotisme peut s’exprimer librement ?
Pensons à la pub réalisée par Martin Scorsese pour l’eau de toilette Bleu de Chanel, créée en 2010. Elle passait encore cette année à la télévision, tellement le message faisait mouche : une conférence de presse dans une salle bleue et froide, entourée de panneaux en verre opaque qui s’écroulent en même temps que la séance, quand l’interviewé annonce subitement qu’il ne jouera plus le jeu pervers de notre société du spectacle. Une journaliste lui avait posé une question. Peu importe laquelle ; ce qui compte, c’est le regard silencieux des deux acteurs : leurs yeux d’azur qui se croisent dans l’espace bleuâtre et aquatique. Lorsque l’organisateur de la conférence demande « Faut-il qu’elle reformule la question ? », la star répond : « Ne comptez plus sur moi pour être la personne que vous attendez. » En arrière-fond, la voix de Mick Jagger entonne She Said Yeah.
Cette chanson date de 1965. À l’époque, on pouvait encore s’étonner, comme Mick Jagger, que la fille ait donné son accord – « she said yeah ». Aujourd’hui, son assentiment serait considéré comme acquis.
Pourquoi Scorsese a-t-il choisi une sorte d’aquarium abstrait pour le coming out de son héros subversif ? En quoi le bleu – seul indice de ce produit de la maison Chanel – peut-il signifier la révolte ? C’est de loin la couleur préférée des Français, donc il n’y a rien de plus consensuel. L’ambiance aquatique de la pub renvoie à une piscine. Si de nos jours la piscine devient un espace spartiate consacré à des activités ascétiques, où hommes et femmes font une trentaine de longueurs dans des eaux poisseuses et stagnantes avant de reprendre le cours de leurs obligations professionnelles et familiales, elle constituait autrefois une alternative à la mécanique dominante de la productivité et de la reproduction. C’est pourquoi Philip Roth l’a choisie pour la première scène érotique de son œuvre (Goodbye Columbus) : héros et héroïne se tripotent à deux mètres de profondeur. Lui restera fidèle à la conception initiale, provoquant la chute de l’histoire quand il refusera de faire des enfants à sa sirène.
Dans La Piscine-bibliothèque, publié en France en 1991 et réédité aujourd’hui dans une nouvelle traduction, on retrouve cette ambiance démodée et décadente. Côté procréation, l’affaire est réglée d’emblée : il s’agit d’amour qui n’ose pas dire son nom. Du coup, le lecteur hédoniste et vieux jeu – quelle que soit son « orientation » sexuelle – peut plonger en apnée dans ce roman hilarant et haletant, à l’exemple de ses nombreux personnages, générateurs de fluides ou submergés par le jaillissement des autres. La rencontre clé de l’intrigue aura lieu dans un endroit nettement moins salubre : les toilettes publiques de Hyde Park. Le héros, un jeune aristocrate anglais du nom de Will Beckwith, entre dans ce carrefour de la drague homosexuelle et tombe sur un vieux lord en proie à un infarctus. Will lui fait du bouche à bouche, et le ressuscite.
Ils se retrouvent dix jours plus tard au Corinthian Club, lieu de sport et de nudité, dont les membres se développent les muscles sous le regard attentif de leurs coreligionnaires. L’écrivain hétérosexuel, craignant l’accusation de réduire le corps de l’autre à un simple objet, ne peut que ressentir une certaine envie à l’égard de la liberté que s’octroie le narrateur lorsqu’il décrit le sexe masculin dans sa merveilleuse variété – celui de Lord Nantwich, « un sexe étonnamment long et soyeux », ou celui d’un amant, « sa queue demeurait aussi flaccide que je l’avais toujours vue dans les douches : circoncise, ridée, réservée comme toute sa personne ». Et puis il y a le revers du corps : « Il avait des fesses superbes, douces et lisses comme la crème quand elles étaient détendues, et soudain dures, presque cubiques quand il contractait ses muscles. Je redécouvris des effluves de Trouble for Men dans les poils de sa raie, que je lissai du bout de la langue, humant, au-delà du talc séché, sa propre fragrance rectale – un doux relent évoquant l’eau croupie d’un vase. Son trou était d’un mauve clair immaculé et luisant de ma salive. » Peut-on encore écrire ainsi ? Même les couvertures de Têtu sont désormais ennuyeuses.
Et pourtant les personnages de La Piscine-bibliothèque sont loin d’être des idiots. C’est juste que, à l’image de Valmont, ils aiment bien séparer les choses : avec certains amis on baise, avec d’autres on analyse. Le sexe, libéré de sa triste fonction reproductrice, ne sert-il pas à générer des discours, à nourrir des romans ? Les moments les plus jouissifs de La Piscine-bibliothèque sont ceux où Will raconte à son meilleur ami, James, ses ébats de la veille. À l’origine de chaque livre, il y a les eaux primordiales, que ce soit la Genèse ou Valmouth, court roman de Ronald Firbank écrit au début du XXe siècle et situé dans une station balnéaire fictive. Cet ouvrage, livre phare pour Will et James, représente une déclinaison moderne du texte de Laclos, comme en témoigne la ressemblance entre le patronyme du héros de Laclos et le titre du roman de Firbank : « valmouth » = « vallon » + « bouche » ; Valmont = « vallon » + « montagne »). Une sorte de fellation onomastique.
Ce sacré Valmont, combien d’enfants n’a-t-il pas engendrés ! En langue française, le dernier en date s’appelle Une liaison dangereuse, accouché par Roland Jaccard et Marie Céhère. Écrit à quatre mains, ce document raconte la « vraie » histoire de la conquête de la jeune doctorante en philo et spécialiste de Heidegger – Marie Céhère a vingt-trois ans – par le vieux séducteur, ancien aficionado de la piscine Deligny, né un demi-siècle avant elle. Ou est-ce le contraire ? C’est Marie qui prend l’initiative du contact, après avoir craqué pour sa chaîne You Tube. Suivra un échange pudique de courriels – retranscrits dans le roman comme les lettres des Liaisons dangereuses – sur quatre semaines, en avril et mai 2014, avant que « Cécile de Volanges » (surnom choisi par Jaccard) décide de prendre le TGV pour monter de Lyon à Paris, afin de donner chair à leur amour épistolaire. Dans le train, ses ruminations montrent à quel point elle s’est émancipée des inhibitions de son aïeule :
« Vieillir… L’horreur ! Je l’oubliais toujours, il avait cinquante ans de plus que moi. Hors l’effroi que j’éprouvais à l’idée que son sommeil l’emporte en douce, je n’y pensais jamais […] Je me méfie particulièrement des hommes qui me semblent sincères. Leur pureté épouse bien souvent leur sexe en ombres chinoises. Pas de ça entre nous, tout ce qui n’est pas nerveux m’assassine. Les joueurs qui ont de quoi voir venir ne m’intéressent pas ».
Si, au XXIe siècle, « Cécile » est pourvue d’une telle lucidité, doit-on s’étonner que she said « yeah » ?
Steven Sampson
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