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Libres déviations

Auteure d’une quinzaine d’ouvrages, de performances et de créations radiophoniques, Cécile Mainardi, dans ces 90 « idéogrammes lyriques », nous entraîne dans les aventures virevoltantes des mots et du sens.
Cécile Mainardi
Idéogrammes acryliques
Auteure d’une quinzaine d’ouvrages, de performances et de créations radiophoniques, Cécile Mainardi, dans ces 90 « idéogrammes lyriques », nous entraîne dans les aventures virevoltantes des mots et du sens.

Le titre surprend doublement : d’abord une simple indication de forme. On pense au nom originel donné par Apollinaire à ses calligrammes : « idéogrammes lyriques ». Mais, par une sorte d’anagramme augmentée de deux lettres, l’adjectif s’est transformé en terme de peinture, ou peut-être de textile : l’acrylique, matière moderne si pratique :

Il lui reste la plupart de ses lettres, et le parfum d’une dyslexie volontaire. Il se mélange à de l’âcreté. Un lyrisme âcre qui propose sa figuration mentale et ses spéculations optiques à la place de son chant. 

Dans Rose activité mortelle1, nous avons déjà vu comment ces sortes d’accidents de langage peuvent être productifs : de « L’eau superliquide » à la woolfienne « Promenade aux phrases », l’« actriste » se doit de prendre les mots comme ils sont, de tenter éventuellement de les définir et surtout de les laisser vivre dans le poème. Quand une erreur de frappe crée un mot, comme « les sphrases », pas question de corriger. Ce nouveau mot doit être accueilli et employé.

les sphrases ne seraient pas des antiphrases ni des phrases en négatif mais des phrases frappées par un sens privatif comme c’est par exemple le cas en italien dans le mot « s-vestirsi » se dés-habiller

Si Apollinaire a créé le mot calligramme en fusionnant calligraphie et idéogramme, Cécile Mainardi invente les cataproses. Alors, entre imagination, invention et ouverture aux surprises et accidents de l’expression, les poèmes se développent avec leur part d’enfance (découverte des mots et jeux avec eux) et la grande légèreté de la danse ou du trapèze volant.

L’auteure nous explique que tous les poèmes sont « nés de simples formes dessinées à la main ». Ainsi, le poème reproduit en couverture et épouse les contours de la Vénus de Milo. En revanche, dans le livre, nous ne voyons plus que des rectangles plus ou moins étroits avec en surimpression, pour quelques-uns d’entre eux, un dessin au trait. Il pourrait s’agir de stèles aux textes gravés fermement pour affronter le temps. Mais le poème est toujours en mouvement, fluctuant ; son sens semble parfois insaisissable et capricieux.

Il s’agit là d’une optique de dérivation, création par le décalage d’une forme propre à l’auteure, qui ne se détache pas du passé mais fait entrer le texte dans une danse personnelle qui joue l’identification et la marge simultanément pour nous secouer, lecteurs enclins à glisser dans un moule ou à nous en abstraire totalement.

La poète explique que « céciel » glisse sur son clavier fatigué lorsqu’elle travaille, et l’on prend conscience que l’innocence primale retrouvée occupe une place dans ce travail de conscience. C’est l’émergence de l’inattendu naïf d’une proposition dans la forme fixe du rectangle répété : « un mot se déforme si vite / avez-vous remarqué aussi / vite qu’un nuage il fait / voir autre chose ». Sans ponctuation, ainsi déroulé, le texte est libre à l’intérieur de son cadre. S’exercera cette liberté qui nous place sur un axe dont on pourrait craindre la ligne fixe : elle dévie.

Le déplacement s’opère par la transposition du chant à l’image mentale suscitée par la lecture et l’aspect visuel du poème. Si le dessin de l’idéogramme est une sorte d’exosquelette pour le poème, celui-ci se retrouve également doté d’une « exo-muse », satellite marginal et essentiel : elle a « pour particularité […] d’inspirer / des poèmes qui sont / si dénués de rapports / avec elle qu’on a du / mal à ne pas les croire / inspirés par autre chose / alors qu’en fait non ». 

Or cet ensemble référentiel, en balance, contribue aussi à limiter l’existence du poème, à le dénaturer ou simplement à envisager qu’il n’existe pas. Allègement par disparition possible de ce qui figure sur la page. La poète a tous les droits.

Parfois, un mot se détache et « flotte », existe et se soustrait. Le poème rêvé, avec ce mot, « pourrait-on le lire / ou le voir de n’importe où / et n’importe quand et surtout / quel étrange bonheur / de savoir que la plupart du / temps il n’existerait pas ».

Parfois, c’est la syntaxe ou une expression qui semble comme effacer le poème :

le poème du tout est un poème qui n’existe qu’à la forme affirmative car si d’aventure il vous arrive poussé par quelles incontrôlables circonstances de le mettre à la forme négative alors s’il ne s’agit plus d’un poème du tout ça n’est plus un poème du tout on ne le considère plus comme poème du tout on n’en veut plus comme poème du tout on ne l’aime plus du tout comme poème 

C’est un appel à l’éveil, à l’attention au monde dans ce qu’il a de plus quotidien, mais aussi à l’imaginaire qui peut se saisir de tout : une rue de Paris, un œuf, la recette du « poème à la coque », un film d’Antonioni (L’Avventura), une place de Venise, des situations ordinaires, des perceptions visuelles ou auditives (« le bruit d’un jet d’eau ») et voici « l’idée d’un poème ». Mais, dans l’écriture de ce poème, le sens souvent refuse ses limites et déborde.

Dans une « peuplade » de mots émerge parfois un « super-mot », comme celui de couleur « pour rendre compte de tout ce qui est coloré ». Mais si beaucoup de couleurs sont nommées, le sens, qui n’en fait qu’à sa tête, peut les faire disparaître :

comme si le sens traversait les mots invisiblement voilà pourquoi je parle de poèmes incolores et je dis « colourless poems » et je dis « nude letters » quand bien même elles sont roses et en parlant des hommes quand je les aime je dis blond 

Dans la dernière partie du livre, « Dix situations très subjectives de cataprose », Cécile Mainardi choisit (joyeusement) une contrainte : « placer dans chaque cataprose un mot commençant par cata-. » L’écriture serait alors une manière d’amortir ses effets (échos), d’absorber le « galop » qu’elle déclenche. Inspiré par le mot cataphore2, cataprose projette donc le texte en avant dans une course imprévisible. Bien sûr, la contrainte donnée n’est pas totalement respectée, et plusieurs des dix poèmes ne comportent pas de mots commençant par cata-. La poète « continu[e] librement [s]es jeux aériens ». En poésie, on pourrait écrire des cata-strophes. Mais ce serait alors pour éviter justement les catastrophes (au sens ordinaire du mot) personnelles : l’auteur écrit ainsi « toujours en avant de l’aventure » pour conjurer la destruction. Tout est question d’amour :

Car pour tout poète
avant le lecteur il y a l’amoureux
et avant l’amoureux le lecteur.
Et l’amoureux-lecteur
c’est pour quand
oui,
c’est pour quand ?

1. Cécile MainardiRose activité mortelle, Flammarion, coll. « Poésie », 2012.
2. Si kataphora signifie en grec l’action de tomber, en linguistique, cataphore désigne un mot qui renvoie à d’autres mots à venir dans la phrase. Par exemple le dans la phrase : « Je vous le montrerai demain, ce poème nouveau. »

Isabelle Lévesque

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