Le lien entre l’art de combiner les sons et celui d’organiser la collectivité semble insaisissable. La musique ne parle pas, elle n’a pas véritablement de signification, elle ne délivre aucun message apparemment.
Mais le silence de la musique n’empêche pas qu’on établisse des relations entre elle et la politique. Platon redoutait l’usage qui peut être fait de la nouveauté en musique : « on ne saurait toucher aux règles de la musique sans ébranler en même temps les lois fondamentales de l’État (1) ». Dans le même registre, un personnage (Settembrini) de La Montagne magique de Thomas Mann professe à l’endroit de la musique une « antipathie d’ordre politique », il lui reproche de ne pas faire avancer le monde.
Musique et politique sont ainsi mises en rapport par les propriétés qu’on leur attribue à l’une comme à l’autre : le caractère progressiste ou conservateur, l’audace ou la prudence si l’on préfère. La révolution de l’atonalité, qui, au XXe siècle, a ouvert la possibilité d’un autre monde sonore, peut être comparée à une révolution politique. D’où certaines des réactions qu’elle a engendrées : la détestation de la modernité se conjuguant à l’antisémitisme, les nazis ont considéré que « l’esprit de tonalité et de simplicité était aryen, l’esprit d’atonalité et de complexité était juif (2) ». De la même façon, la propagande soviétique rejetait toute musique qui lui paraissait ne pas répondre aux exigences du réalisme socialiste : posséder un contenu idéologique déterminé, résoudre les problèmes sociaux, repousser tout « formalisme bourgeois ».
Musique et politique peuvent être aussi rapprochées sur le mode de l’analogie. Pour Montesquieu (3), les oppositions au sein d’une société sont à l’union du corps politique ce que les dissonances – et leur qualité subversive – sont à l’harmonie globale d’une pièce musicale.
Parfois, la métaphore aussi les fait se rencontrer. Qu’est-ce qui prévaut dans tel ou tel quatuor à cordes : la démocratie instrumentale ou, au contraire, l’autocratie du premier violon et la réduction des autres à de simples faire-valoir ?
À l’inverse des productions de musique « pure » (sans référence à un texte quelconque), certains types d’œuvres peuvent aisément délivrer un message. C’est le cas de celles qui, bien qu’instrumentales, obéissent à un programme ; dans le domaine de la politique (ou plutôt de la guerre), La Bataille de Vittoria (Beethoven) ou 1812 (Tchaïkovski) constituent des exemples éloquents.
Qu’en est-il de l’opéra, ce genre musical dans lequel un texte littéraire est présent d’un bout à l’autre de l’œuvre ? Il semble qu’un message – politique ou autre – puisse s’y manifester clairement. Peut-être pas, cependant, au même degré ou au même titre qu’au théâtre. Selon le philosophe américain Peter Kivy (4), les opéras sont moins propres à véhiculer des idées qu’à susciter des émotions ; Macbeth de Shakespeare nous fera mieux comprendre, par exemple, ce qu’est l’usurpation du pouvoir que l’opéra de Verdi du même nom. Beaucoup disent la même chose de l’ensemble formé par Beaumarchais, Mozart/Da Ponte et la contestation de l’ordre établi. Mais, en réalité, un traitement sonore particulier ne peut-il pas renforcer un message ? Les opéras qui, au cours de l’Histoire, se sont trouvés proscrits l’ont souvent été pour des motifs qui tenaient indissociablement au sujet de leur livret et à la hardiesse de leur musique.
La censure, en effet, n’a pas manqué de prendre l’opéra pour cible. Giuseppe Verdi (1813-1901) en a souffert plus que tout autre compositeur, car il fut en son temps une figure politique presque autant que musicale (5). Nabucco (1842) comporte un chœur fameux, « Va pensiero », qui symbolise l’idéal politique du musicien. Chanté d’une seule voix (au sens littéral) pour donner corps à la solidarité des esclaves hébreux, mais aussi – métaphoriquement – au combat des Italiens pour leur unité, il est devenu en quelque sorte l’hymne de ce combat : facile à retenir, sa mélodie s’est rapidement libérée de son environnement initial pour se répandre dans le peuple tout entier. Dans la politisation de Verdi entre certes une part de légende, que ses biographes successifs se sont employés à entretenir, mais il n’en reste pas moins que le nom même du compositeur, dans les années 1850, se transforma en acronyme, les lettres V.E.R.D.I. représentant les mots : « Vittorio Emanuele, Re d’Italia » (qui allait devenir le premier roi d’Italie, en 1861).
La censure en Italie s’exerça avec une particulière rigueur après l’échec des révolutions de 1848, notamment dans le sud du pays. Rigoletto (1851) fut l’objet d’une censure plus proprement morale que politique. L’opéra est inspiré d’un drame de Victor Hugo, Le roi s’amuse (1832), qui avait été lui-même interdit en France après sa première représentation. Dans cette pièce, l’amour (paternel) est incarné par le bouffon – disgracié physiquement – d’un roi débauché et brutal. Dans l’opéra, Triboulet est devenu Rigoletto, et François Ier le duc de Mantoue. Les censeurs vénitiens, horrifiés par « l’immoralité répugnante et la trivialité obscène de l’intrigue », imposèrent la réécriture du livret, dont Verdi parvint malgré tout à sauver certains éléments essentiels à ses yeux.
Un autre cas de censure, plus récent et moins connu, a été étudié il y a peu par Esteban Buch (6) : il s’agit de l’opéra Bomarzo (musique de Ginastera, livret de Mujica Lainez), interdit par la junte militaire au pouvoir dans l’Argentine des années 1960. C’est, ici encore, la représentation esthétique de la sexualité qui est condamnée : « référence obsessionnelle au sexe, à la violence et à l’hallucination », tel est le chef d’accusation retenu.
L’Affaire Bomarzo s’arrête sur l’attitude de Borges en la circonstance. Selon lui, la censure fonde une discipline : « les écrivains argentins doivent apprendre à utiliser l’attaque oblique ». Ce qui est censuré dans une œuvre n’est jamais le meilleur, puisque c’est ce que les représentants du pouvoir ont été à même de saisir en quelque manière. Dans le même ordre d’idée, Chostakovitch (dont l’opéra Lady Macbeth de Mzensk a été interdit en 1936 après un jugement de Staline) a longtemps dû louvoyer entre soumission et résistance à l’autorité politique, avec l’ironie pour arme principale. Face à lui se dressait l’obligation d’une musique harmonieuse, accessible aux masses, puisant aux traditions de l’école russe, une musique qui ne perturbe pas « les fonctions psychophysiologiques de l’homme », selon les termes de Jdanov, le « guide culturel du parti ».
Plusieurs compositeurs ont été « politisés » malgré eux. Puccini notamment, peut-être parce qu’il fut désigné, en particulier par ses éditeurs et par la presse, comme le successeur de Verdi, en un temps où l’unité culturelle italienne se cherchait encore. Quant à Wagner, auteur d’un manifeste violemment antisémite, certains sont allés jusqu’à dire que Hitler n’aurait jamais existé sans lui. Mais les tentatives pour confondre la musique et l’idéologie de Wagner se sont révélées peu convaincantes jusqu’à présent. Et la musique de Wagner ne peut évidemment pas être tenue pour responsable de son appropriation par les nazis.
- République, livre IV, 424 c.
- Richard J. Evans, Le Troisième Reich, Flammarion, 2009.
- Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, chapitre IX.
- Peter Kivy, Sounding Off. Eleven Essays in the Philosophy of Music, Oxford, 2012, pp. 106-107.
- Cf. Alexandra Wilson, Opera, Oneworld, 2010, pp. 82 et suiv.
- Esteban Buch, L’Affaire Bomarzo. Opéra, perversion et dictature, EHESS, 2011.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)