D’une œuvre musicale on commence souvent par dire des choses qui ne lui appartiennent pas : elle a été écrite par telle personne, en tel lieu et en telle année. Parfois, de longs développements sont consacrés aux circonstances de sa composition ; il n’y a plus qu’à attendre patiemment qu’on change de sujet.
Quand l’histoire des hommes et des institutions cède le pas à une histoire de la langue musicale, alors tout s’anime. Les conservatoires séparent l’enseignement de l’analyse de celui de l’histoire de la musique, mais c’est pourtant en les mêlant l’une à l’autre que ces deux disciplines deviennent vraiment passionnantes.
Par exemple, le morceau que j’ai en tête ressortit à l’époque baroque, autrement appelée « l’ère de la basse continue » ; cette dernière désignation, loin de nous renvoyer seulement à l’histoire, met l’accent sur une caractéristique d’écriture essentielle.
Nos maîtres nous ont recommandé de ne pas verser dans la pure description et de donner toujours la primauté à l’analyse. Bien sûr, une frontière de ce genre n’existe pas. Tout commentaire adéquat requérant une connaissance, c’est, semble-t-il, le degré d’acuité de ce commentaire qui fera la différence. Un regard sur la partition ne livrera en tout cas aucune information à celui qui ignore tout du langage musical, si ce n’est l’indication des instruments en présence, car ceux-ci sont en général mentionnés en marge des portées. Ici, une flûte à bec, un hautbois, un violon et la fameuse « basse continue », endossée par un violoncelle et un clavecin.
Relever que la première note du morceau est le ré du milieu de la clef de fa semble parfaitement descriptif. Ou bien dire que la mesure est à trois temps. Ou encore que la basse fait entendre d’un bout à l’autre un flux presque ininterrompu de croches. C’est souvent une question de terminologie ; on peut lire ou entendre une série de demi-tons, mais cela fait mieux d’y reconnaître un « mouvement chromatique ». La tonalité, quant à elle, n’est pas expressément écrite, elle se détermine (ré mineur dans le cas qui nous intéresse) ; la nécessité d’un tel « calcul » constituerait-elle le critère de démarcation entre la description et l’analyse ? Nous avons affaire, d’autre part, au deuxième mouvement d’une œuvre ; or, l’un de ses motifs mélodiques est apparenté à un passage du premier mouvement : voilà qui satisfera davantage les professeurs !
Tout autre type de discours sur la musique doit-il se résoudre au subjectivisme ? Les musiciens se défient volontiers de l’usage des mots : « Je suis résolument convaincu qu’il est impossible de parler de musique. » (1) On préférera l’idée selon laquelle parler de musique, c’est faire « d’un vulgaire palefrenier un chevalier poursuivant le Graal » (2).
Revenons au petit motif évoqué plus haut (on peut le qualifier de « contre-sujet » pour complaire aux musicologues). Entrecoupé de soupirs, fait de notes conjointes, il descend par paliers, chaque incise faisant entendre une appogiature (note étrangère à l’accord sur lequel elle s’appuie). Sans encombrer d’épithètes ce motif, on peut essayer de définir le geste qu’il accomplit : c’est une musique qui dépose les armes, une musique où les dénégations successives aboutissent à un acquiescement.
Une interprétation aussi psychologisante et subjective, un peu trop « littéraire » en quelque sorte, pourra faire sourire. Mais ce qui peut se partager n’est pas entièrement fantaisiste, et il n’est pas impossible que certains y voient une représentation appropriée de la pièce concernée.
Il s’agit du deuxième mouvement (Andante) du Deuxième Concerto brandebourgeois (Jean-Sébastien Bach, Cöthen, 1721).
- Daniel Barenboim, La musique éveille le temps, Fayard, 2008, p. 11.
- Thomas Dommange, L’Homme musical, Les Solitaires intempestifs, 2010, p. 41.
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