Philip Roth a-t-il écrit le « grand roman américain » ? Deux des quatre œuvres réunies dans la collection « Quarto » se réfèrent à l’Amérique dans leur titre : Pastorale américaine et Le Complot contre l’Amérique. De quoi plaire à un public français friand des romans prétendant incarner les États-Unis. Le dernier en date, de Richard Ford, lauréat du prix Femina étranger 2013, a vaillamment essayé d’éviter une formule trop galvaudée en prenant le nom du pays voisin, sans tromper personne.
L’Amérique se vend bien. Au cinéma, American Beauty, American Gigolo, American Graffiti et American Psycho (titre aussi d’un roman) sont tous des films cultes. Dans le monde du rock, il y a American Idiot. À la télévision, on a American Idol, et, dans l’univers de la mode, des marques comme American Apparel et American Vintage.
Peut-on comparer Philip Roth à une marque de vêtements ? Pourquoi pas ? Les jeunes qui portent les sweats iconiques d’American Apparel, maison qui a réinventé et commercialisé un style créé par des rappeurs issus du ghetto, ne pensent-ils pas affirmer leur amour du pays de façon subversive ? A-t-on le droit d’aimer une hyperpuissance autrement qu’en la haïssant ? S’il faut tuer le père, ne vaut-il mieux pas le faire exécuter par un père de substitution – en l’occurrence, un octogénaire nobélisable du New Jersey ?
Mais Roth a-t-il tué le père ? Est-il vraiment un assassin ? S’il a condamné sa « patrie » – son père à lui ! –, c’est sur quels chefs d’accusation ? Selon la critique française, il aurait écrit une « contre-histoire » des États-Unis où il expose les dessous de la guerre au Vietnam (Pastorale américaine) ; le maccarthysme (J’ai épousé un communiste) ; le politiquement correct sur le campus (La Tache) et l’antisémitisme des années 1940 (Le Complot contre l’Amérique). Autrement dit, Philip Roth serait un romancier réaliste travaillant à une grande fresque. Est-ce vrai ?
Une chose est sûre : dans les quatre romans « engagés » de L’Amérique de Philip Roth, ce sont encore les obsessions d’autrefois – celles de ses vingt premiers livres – qui servent de fils conducteurs. Les destins de ses personnages tournent autour des mêmes conflits intimes : la rivalité fraternelle ; l’élan assimilateur ; la mixité ethnique et religieuse ; les agissements de la femme vindicative ; la sexualité prédatrice face aux mœurs puritaines ; le désir incestueux.
À commencer par Pastorale américaine. Qu’est-ce qu’une « pastorale » pour Philip Roth ? Il la définit dans La Contrevie, l’un de ses romans – aujourd’hui négligé – de la première partie de sa carrière, la longue traversée du désert qu’il a effectuée avant d’être désigné comme romancier altruiste : « La circoncision est tout ce que la pastorale n’est pas, et à mon avis, elle conforte le sens du monde, qui n’est pas celui d’une unité sans conflit. » La circoncision marquerait alors une séparation entre le peuple juif et le reste de l’humanité. Or, le rêve pastoral postule l’idéal d’une « vie matricielle dans un superbe état d’innocence préhistorique, l’idylle séduisante de la vie “naturelle”, libérée de tout rituel fabriqué par l’homme ».
Dans Pastorale américaine, c’est justement cette illusion – que l’on puisse gommer les différences – qui mène au désastre. Elle s’exprime à travers l’union de Seymour Levov avec Mary Dawn Dwyer, qui produira une enfant terroriste. Pastorale américaine n’est pas une histoire de la guerre au Vietnam – elle n’y figure pas – ni du mouvement de protestation, qui y apparaît à peine et avec deux degrés de distanciation (le narrateur imagine les pensées de Seymour, qui s’interroge à son tour sur la vie de sa fille Merry, personnage absent et inscrutable).
Le véritable cœur de l’intrigue se trouve dans la peinture du déclin de Newark, lequel est lié à la perte des repères ethniques et religieux, d’où l’invention de l’expression « la trilogie de Newark » par l’universitaire américain Michael Kimmage. Roth retourne à sa terre natale avec le même mélange de nostalgie, d’amertume et d’idéalisation ironisée. Le point culminant, un flash-back où le grand-père paternel de Merry essaie vainement d’empêcher les fiançailles en négociant avec sa future belle-fille, rappelle La Contrevie. Comme dans ce roman, il est question du troc d’une circoncision contre un baptême. Il faut surtout éviter la situation « pastorale », ce qui adviendra quand même : « Ils avaient élevé une enfant qui n’était ni catholique ni juive. Mais bègue, mais criminelle, mais djaïne. »
Et si le responsable n’était pas le mariage mixte ? Roth propose un autre candidat : l’inceste. Seymour se demande si le virage violent de sa fille ne remonte pas à un incident qui a eu lieu lorsqu’elle avait onze ans, quand il l’avait embrassée longuement sur la bouche. Hélas, pour réunir tous les romans de Roth qui traitent de ce thème-là, un « Quarto » ne suffirait pas !
Dans J’ai épousé un communiste, la dimension politique paraît de nouveau accessoire. Iron Rinn, le personnage central, a-t-il été vraiment communiste ? A-t-il perdu son poste et son statut social à cause de son affiliation politique ? Ou plutôt à cause de la publication de l’autobiographie de son ex-femme Eve Frame, intitulée J’ai épousé un communiste ? Cette mise en abyme, procédé typique des romans précédents, fonctionne à plusieurs niveaux. Elle rappelle l’autobiographie de Claire Bloom, l’ex-femme de Philip Roth, et remet en cause le statut fictif de l’œuvre : Eve, comme Claire, est actrice et juive (trop) assimilée. Comme son modèle, elle insiste sur l’incapacité de son ex-mari à accepter sa belle-fille. Enfin, en mélangeant vie privée et vie publique, elle souligne l’absence de limites, problème que la circoncision coupe à la racine.
Où se situe la limite entre auteur et biographe ? On se le demande à propos de Philip Roth. Contrairement aux pratiques habituelles, ce « Quarto » ne comporte aucune notice « vie et œuvre » : l’auteur n’en a pas voulu. Roth cherche à maintenir le black-out en attendant de terminer sa collaboration avec son biographe « officiel », Blake Bailey, qu’il a choisi après avoir congédié le précédent. C’est prévu pour dans dix ans.
Mais le public a faim, il faut le nourrir pour qu’il ne consomme pas une biographie non autorisée, nocive celle-là. Est-ce pour cela que Roth a accordé des interviews à son amie Claudia Roth Pierpont ? On trouve du piquant dans son livre, où elle s’interroge sur l’objectivité de Roth dans sa vie personnelle. Mais elle reste déférente, ce qui prouve l’habileté de la stratégie adoptée par ce romancier défensif. Dissimulé derrière une journaliste du New Yorker et derrière sa posture de militant littéraire opposé à la politique américaine, il est intouchable. Ne serait-il pas alors de mauvais goût d’insister sur la question de la misogynie soulevée par son traitement – de moins en moins à la mode – de la sexualité ?
Steven Sampson
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