Sans doute doit-on évoquer, comme pour tout grand auteur, le commerce singulier de chaque lecteur. Mais on ne peut s’en tenir là tant est manifeste la variation des conceptions que les époques successives s’en font. Ce fut, au XVIIIe siècle, le philosophe scandaleux que son athéisme supposé rendait sulfureux. Puis les penseurs du romantisme allemand virent dans son système le plus exemplaire d’un déterminisme radical auquel on allait opposer l’exigence de liberté individuelle. Au tournant des années 1970, la somme minutieuse que lui a consacrée Martial Guéroult fut une des plus brillantes illustrations de sa méthode d’analyse des structures et de sa théorie des systèmes. Après cette étude exacte de l’Éthique, il parut longtemps difficile d’ajouter quelque chose qui valût la peine. Et puis le séminaire de Bernard Pautrat a discrètement ouvert une autre perspective dont témoignent plusieurs publications récentes : cessant de se focaliser sur la dimension rationaliste de l’Éthique, on se met à y chercher ce qu’annonce son titre, un art de vivre. Telle est aussi l’ambition de Maxime Rovere.
C’est la notion même d’éthique qui est en jeu. L’attente sociale, à laquelle répondent les philosophes médiatiques, peut être assimilée à celle d’une boussole pour s’orienter dans l’existence. Sous la forme la plus rudimentaire, les réponses données par ces experts en art de vivre consistent en énumérations des petites et grandes vertus. De manière plus élaborée, ces définitions tranchées in abstracto de ce qui est bien et de ce qui est mal laisseront place à la réflexion sur des situations dans lesquelles il est impossible de choisir de façon satisfaisante entre des options qui sont toutes, d’une manière ou d’une autre, mauvaises. À l’heure actuelle, les problèmes de ce genre sont principalement liés à l’irruption brutale de possibilités inattendues d’action sur le vivant. Les multiples comités d’éthique qui se sont constitués ici ou là se donnent pour tâche de clarifier les idées sur ce qui est souhaitable ou redoutable dans ce qui se donne pour avancées biotechnologiques. Comme il faut bien se résoudre à choisir, puisque l’abstention est elle aussi un choix, on attend de la discussion éthique une formulation claire des vrais problèmes, qui aboutisse à une hiérarchisation des valeurs, sur le mode « à tout prendre, mieux vaut encore ceci que cela ».
Il s’agit bien là d’éthique et, dans les meilleurs cas, d’une pratique pertinente de la philosophie. Or, si la démarche de Spinoza n’est évidemment pas réductible à l’énoncé de valeurs qu’il reviendrait ensuite à chacun de mettre tant bien que mal en œuvre dans son existence, elle ne relève pas non plus du type de problématisation dont la bioéthique peut offrir aujourd’hui de bons exemples. À la différence des directeurs de conscience stoïciens – que, comme il était banal de son temps, il connaissait bien, entre les Lettres de Sénèque et le Manuel d’Épictète –, Spinoza ne soumet pas à la réflexion de beaux paradoxes ni de problèmes éthiques qu’il s’agirait de résoudre. Quant à avoir dit que la joie était préférable à la tristesse, ce n’est pas un apport considérable dont l’humanité lui serait éternellement redevable.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’organisation même de son livre, on passerait à côté de l’essentiel si l’on attendait de Spinoza qu’il indique un certain nombre de valeurs en conclusion d’une déduction rationnelle. Maxime Rovere s’attache à montrer en quoi la métaphysique spinoziste diffère, dans son projet même, de ce que Descartes – et Leibniz après lui – a cherché à faire. Le Discours de la méthode, publié en préface à des traités scientifiques, devait donner à ceux-ci une assise solide, c’est-à-dire exposer ce qui autorisait l’auteur à présenter ses théories comme vraies.
Le moment déclencheur avait été le procès de Galilée, à qui l’Église ne reprochait pas tant de faire sien le système du monde de Copernic (auquel elle n’avait pas cherché noise, tout ecclésiastique qu’il était) que de proclamer qu’il détenait la vérité. Même si l’on n’en est pas convaincu, on pourrait admettre que l’astronomie héliocentrique est plus commode que la géocentrique, pas que Galilée fasse du mouvement de la Terre une vérité. Une hypothèse scientifique, on la discute ; une vérité, on la fonde : on doit dire pourquoi on est si sûr de la détenir. De ce point de vue, l’Église est mieux placée que quiconque puisque l’affaire relève de la théologie. En fondant la métaphysique classique, Descartes relève ce défi et se donne les moyens de justifier la prétention du scientifique à formuler des vérités. Il le fait en établissant de « longues chaînes de raisons » qui relient la démonstration de l’existence d’un Dieu créateur et garant de la vérité, à une philosophie pratique propre à nous guider dans l’existence. La raison court ainsi d’un bout à l’autre, simple et universelle.
Le système cartésien était solide et il n’y avait pas à y revenir. Spinoza ne s’érige pas en critique qui dénoncerait des insuffisances ou des paralogismes de son illustre devancier. Il fait tout autre chose : il modifie le sens même de la raison pour donner à cette notion une richesse nouvelle. Maxime Rovere écrit ainsi que « Spinoza introduit dans la conception de la raison une modification majeure : il ne lui donne pas pour objectif la vérité mais l’action ». Il peut donc considérer que sa philosophie est « dans l’entière adéquation des sens de la raison, autrement dit de toutes les manières dont se traduit le latin ratio : c’est la même chose que l’on entend par une cause, une liaison, un rapport, une règle de vie ». Cette pluralité des sens de la raison est liée au fait que l’objectif est d’exister le plus intensément possible. La raison cartésienne était unique puisque l’objectif était la vérité. À raison unique, méthode unique. L’action est plurielle comme les situations singulières qui la requièrent ; la raison tournée vers elle devra donc l’être aussi, et par conséquence les méthodes.
Il va de soi que cela ne peut s’expliquer en trois phrases simples. L’ouvrage de Maxime Rovere est donc ardu, malgré des efforts manifestes pour le rendre le plus abordable possible. Au total, le lecteur se trouve devant le bon livre d’un jeune universitaire. S’il connaît déjà un peu Spinoza, il y trouvera son miel.
Marc Lebiez
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