Contrairement à un roman ou à un film, un morceau de musique ne connaît pas de vie post mortem : une fois achevé, il n’existe plus que dans le souvenir. Si on peut dire d’un roman qu’il « se termine bien », c’est justement parce qu’il n’est pas tout à fait terminé. Ses personnages continuent d’exister « quelque part », de même qu’ils n’ont pas cessé d’exister – dans un monde indistinct, certes – durant les moments où le lecteur a suspendu sa lecture.
Une œuvre musicale, quant à elle, s’achève lorsque s’éteint le dernier son : elle a accompli son parcours. C’est en cela qu’elle se rapproche d’une vie humaine.
Mais les vies sont ballottées plus que les œuvres. Celles-ci meurent à un moment qui a été voulu ; et lorsque leur mort maîtrisée revêt l’allure d’un triomphe (Symphonie fantastique de Berlioz, par exemple, ou Cinquième de Tchaïkovski, parmi tant d’autres), l’exaltation, les applaudissements et les acclamations sont à leur comble. Une mort définitive qui ne ressemble pas à une défaite ; on peut comprendre l’enthousiasme du public.
Comme les morceaux eux-mêmes, les phrases musicales prennent fin. Car, si la musique n’a pas beaucoup de vocabulaire, la syntaxe lui est plus familière. Ses phrases naissent, se déroulent et meurent. Il y en a qui se terminent d’une manière plus conclusive que d’autres. On appelle « cadence » la fin d’une phrase musicale. Une cadence parfaite est péremptoire, une cadence imparfaite est déjà moins sûre d’elle, une demi-cadence n’est qu’un repos, quelque chose qui demeure en suspens. Plus surprenantes, par définition, sont les cadences rompues (ou évitées), où un accord inattendu prive l’auditeur de la chute qu’il avait anticipée. On ne peut pas se quitter encore… pas comme ça. Le mouvement lent du Concerto pour clarinette de Mozart en offre un exemple très émouvant.
Bien sûr, la plupart des phrases qui ne se contentent pas de s’achever elles-mêmes mais qui achèvent en même temps un morceau ont un caractère conclusif bien marqué. Certaines œuvres ont du mal à se terminer, et l’accord final est parfois répété ad nauseam. C’est ce qui se passe dans la Cinquième Symphonie de Beethoven.
Il y a bien quelques œuvres qui se finissent par une pirouette ou sur la pointe des pieds. Mais la bonne mort en musique est celle qu’on voit venir. Du coup, les interprètes ont tendance à souligner l’imminence de la fin d’une pièce alors même qu’ils n’y sont pas contraints par une mention expresse de la partition, comme « rallentando », « ritenuto » ou encore « allargando ».
Quelquefois le silence – ou la nuance piano – n’est là que pour mieux mettre en valeur le fracas qui va suivre. L’auditeur a l’impression que le son va s’éteindre peu à peu… « morendo », dit éventuellement la partition. Mais c’est une fausse fin : un ou plusieurs accords cinglants viennent achever le mourant. Le finale du Concerto pour violon de Beethoven opère de la sorte. Dans la Pastorale également, l’orage a beau s’être calmé, Beethoven conclut sur deux accords fortissimo.
Certaines œuvres, cependant, s’achèvent dans le silence. Et parfois aussi dans le désespoir, comme la Symphonie pathétique de Tchaïkovski, avec son Adagio lamentoso final. Le chef d’orchestre allemand Otto Klemperer fut invité un jour par un organisateur de concerts à ne pas terminer l’exécution de la Pathétique par ce mouvement mais par le scherzo « dionysiaque » qui le précède ! Il refusa.
Lorsqu’une œuvre est écrite en mineur, il arrive souvent que le compositeur (à l’époque classique surtout) ne se résigne pas à terminer dans ce mode : il conclut par un épisode (voire par un mouvement) dans le ton prétentieusement appelé « homonyme majeur » (par exemple, on est en do mineur et toute la fin a lieu en do majeur – comme dans la Symphonie n° 95 de Haydn, tant à l’échelle de son Allegro initial qu’à celle de l’œuvre entière). Parfois, c’est le seul accord final qui se trouve ainsi « majorisé » : Bach emploie systématiquement ce procédé, qui consiste à substituer la tierce majeure (dite alors « picarde » pour des raisons assez obscures) à la tierce mineure que la tonalité appelait, comme si cet éclairage ultime lui était absolument nécessaire.
Je terminerai sur un prodigieux coup de théâtre : la fin du « Crucifixus » de la Messe en si de Bach. Ce morceau, qui incarne le figuralisme de la douleur, en particulier par le biais du chromatisme, prend la forme d’une passacaille : un enchaînement de quatre mesures s’y reproduit sans cesse à la basse. Lors de la dernière énonciation de cet ostinato, un do dièse remplace le do bécarre qui, les douze premières fois, s’était infléchi vers le si. Le do dièse, lui, « monte » au ré et une modulation (en sol majeur) se produit, faisant céder in extremis l’affliction d’une gamme de mi mineur truffée de demi-tons. Confiée au registre grave de chacune des quatre voix du chœur (les instruments, à l’exception de la basse continue, ne se manifestent plus alors), la dernière syllabe ([sepultus] EST) est portée par le plus bel accord parfait, peut-être, qui se soit jamais fait entendre.
Les sceptiques eux-mêmes ont dû le reconnaître : Bach a prouvé là l’existence des miracles.
Thierry Laisney
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