Mort en 1996, Hans Blumenberg n’était pas, de son vivant, un parfait inconnu. Ses pairs universitaires avaient une haute idée de son importance intellectuelle et il fut honoré du prix Fischer et du prix Freud. Jacob Taubes, qui n’est certes pas un modéré, ne passait pas pour absurdement provocateur lorsqu’il proclamait Blumenberg « le seul philosophe allemand vivant qui (l’)intéresse ». Et pour cause : c’est en lui que Carl Schmitt a trouvé un « adversaire à sa taille », auquel d’ailleurs il s’est senti tenu de répondre, engageant un dialogue philosophique comme on aimerait en lire plus souvent.
Cela n’empêcha pas les livres de Blumenberg de demeurer à ce point confidentiels qu’il finit par ne plus en rechercher la publication. Le lecteur français se trouve donc devant un double retard : à celui, banal, de la traduction s’ajoute celui de la publication dans l’allemand original de la quinzaine de livres restés sur le bureau de leur auteur, qui ne voyait plus « pour qui, à quoi bon » les publier. C’est ainsi que cette Description de l’homme qui vient de nous arriver n’a été publiée en Allemagne qu’en 2006, dix ans après la mort de son auteur. Et se produit un phénomène étrange et inattendu : ce penseur peu lu de son vivant est en passe d’apparaître comme le philosophe majeur de sa génération.
Un des problèmes posés par un livre qui n’a été proposé à aucun éditeur, c’est que son auteur ne s’est pas senti tenu d’en faciliter l’approche. Il s’est permis d’écrire tout ce qu’il voulait écrire, sans aucune des (auto)censures qu’imposent les éditeurs au nom du confort du lecteur. En l’occurrence, d’ailleurs, la difficulté ne vient pas de l’expression. Certes écrites dans un style dense, les pages de ce livre sont d’une lecture d’autant plus aisée qu’elles peuvent être abordées comme constituant de petites monographies. La difficulté vient de leur nombre : ce livre est énorme. Il faut donc accepter de le lire à petites doses comme on déguste un malvoisie de Madère : pas forcément beaucoup à chaque fois, pas forcément tous les jours. Un livre compagnon pour un bon moment, comparable en cela aussi au Principe espérance d’Ernst Bloch, à qui l’écriture de Blumenberg fait souvent penser malgré la profonde différence des positions philosophiques.
Un bon exemple pourrait en être le magnifique chapitre sur « Le besoin de consolation de l’homme et l’impossibilité de combler ce besoin » qui, commencé sur le prodigieux succès pluriséculaire de la Consolation de la philosophie de Boèce, passe par Simmel, Augustin, Goethe, Freud, pour aboutir au mythe d’Er de la République et au refus kantien de la preuve ontologique. Voilà en une trentaine de pages un petit livre d’une admirable profondeur. On est parti du constat que « lorsqu’on console, on ne change rien » ; on en vient à cette question : pourquoi serait-il mieux d’exister que de ne pas exister ?
Autre petit livre dans le grand, la centaine de pages consacrées à la chair. Son chapitre intitulé « Malaise, hypocondrie, ennui » est bien éloigné des analyses heideggériennes du souci dans Sein und Zeit, où l’on imagine mal que puissent être cités comme ici les propos de Kracauer sur les « lassitudes de la paix » et la bourgeoisie dans laquelle « on se fatigue à être heureux », ou la correspondance du printemps 1891 entre Gide et Valéry. Il est suivi d’une réflexion sur les moyens de notre prise de conscience de nous-mêmes comme êtres de chair. On commence avec le goût et l’odorat ; on débouche sur une discussion serrée des leçons tirées par Husserl d’une méprise qu’il aurait eue au Panoptique de Berlin, s’étonnant de l’attitude trop avenante d’une jeune fille avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une statue de cire.
Il y a aussi ces pages sur « le risque de l’existence et la prévention » qui ouvrent sur cette phrase étonnante : « L’homme est un être risqué, qui peut se rater lui-même. » Ou encore celles consacrées à la thématique du regard et du visage d’autrui. On s’attend à retrouver des analyses familières depuis Sartre ou Levinas, et voici des considérations sur la physiognomonie, sur la satisfaction de Goethe d’avoir soutenu le regard de Napoléon (et Speer celui de Hitler), sur les positions sexuelles des êtres humains puisque nous serions à peu près le seul mammifère à pratiquer le coït face à face. Seuls les bonobos du Congo feraient exception, ce qui ne signifie pas forcément que pour ces chimpanzés nains aussi « la jouissance que l’on procure au partenaire est plus satisfaisante que celle que l’on ressent soi-même ».
Certes, tous les exemples qui viennent d’être cités sont puisés dans la seconde moitié du livre. La première est sans doute d’un abord plus difficile car elle est consacrée à une minutieuse confrontation avec Husserl et Heidegger, dont l’enjeu est double : déterminer face à la phénoménologie les conditions de possibilité d’une anthropologie ; contester l’usage que Heidegger a fait de la phénoménologie husserlienne. Pour le dire en toute simplicité, Blumenberg n’ambitionne rien moins qu’écrire ici l’équivalent de Sein und Zeit et de L’Être et le Néant. Et le fait est que son livre ne pâlit pas de la comparaison.
Il s’en distingue toutefois par son écriture dont la fluidité rend la lecture accessible au non-spécialiste. Et, tandis que celui-ci fera son miel de ces pages dénuées de tout jargon, le philosophe professionnel appréciera la précision de la discussion avec des textes auxquels Blumenberg se contente de faire allusion. Crayon en main, il pourra suivre pas à pas la discussion avec Husserl ou Heidegger, et revenir à maintes reprises sur telles pages décisives, comme il est accoutumé de le faire avec les classiques de la philosophie. On sait depuis les dialogues platoniciens que la profondeur n’impose pas l’illisibilité.
Chacun peut lire Blumenberg ; pourquoi se priver de cette satisfaction ?
Du même auteur vient de paraître Le Concept de réalité (Seuil).
Marc Lebiez
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