À la fin des années cinquante, à Châteauroux, un jeune homme de bonne famille rencontre une secrétaire de la Sécurité sociale. Il la fascine, la séduit ; il est tout ce qu’elle n’est pas, mystérieux. Elle, Rachel, plonge dans cette aventure avec une fraîcheur innocente, un emportement de jeune fille qui s’ennuie dans une ville morne et qui porte un passé pas très simple, un père qui la méprise. Pierre « lui parlait d’elle avec la même passion que d’un auteur qu’il admirait ». Il lui décrit le monde, lui nomme les choses, lui en suggère les complications. Il lui dit aussi qu’ils ne pourront vivre leur histoire que dans la mesure où elle restera à la lisière de sa vie, hors de « son existence sociale ». Elle l’accepte. Elle croit être libre. Et toute sa vie sera marquée par cette distance. Il y a la passion, puis la grossesse, et, après, la solitude. Pierre s’écarte de sa vie, disant qu’il l’a prévenue, qu’elle et son enfant doivent demeurer au dehors. Ce sera ça leur vie, être au dehors.
Elles vivent alors dans une sorte d’attente perpétuelle, couple féminin où chacune s’accroche à l’autre, fusionnant dans un rapport d’amour d’une très grande intensité. Christine le lui dit un jour avec une candeur enfantine : « Tu sais maman je t’aime plus, beaucoup plus, mais beaucoup beaucoup plus, que les autres petites filles aiment leur maman. » À quoi Rachel répond, vers de Hugo à l’appui, que l’amour entre une mère et son enfant « ne meurt jamais. C’est un amour éternel ». Alors que leur vie change, qu’elles s’installent dans ces nouvelles zones urbaines de la périphérie, qu’elles découvrent une autre existence, plus confortable mais un peu vide, quelque chose se casse de cet équilibre. Le père resurgit, accepte finalement de donner son nom, fait découvrir à l’adolescente un monde où priment le savoir et la distinction, lui fait entrevoir d’autres possibles, comme si l’existence pouvait être plus pleine. Comme sa mère des années auparavant, elle est fascinée, entraînée, par cet homme qu’elle n’arrive pas à appeler papa, dont elle se demande si elle peut l’appeler « Pierre » ; « elle découvrait un monde nouveau ».
Cette présence-absence du père fêle la relation entre Rachel et sa fille. Tout semble plus tendu, agaçant, tout provoque des frictions. Du mépris et de la honte s’insinuent. La fille ne se reconnaît plus dans sa mère, leur vie paraît soudain fade. On est loin des joies simples de la première enfance : « On nous aurait vues, le soir, dans la cuisine, on n’aurait pas pu imaginer à quel point je l’avais aimée. Il n’y avait plus d’intimité entre nous. On était à couteaux tirés. Si elle faisait une faute de grammaire, je pinçais la bouche, et mon corps se raidissait sur ma chaise. Si elle en faisait une deuxième, sur un ton coupant, je la corrigeais. » Une distance s’instaure. Le père faisait cela, déjà, à Châteauroux, la reprenait, avec cette pointe de supériorité qu’ont ces gens issus de familles bourgeoises dans lesquelles « on avait souvent été médecin » et où l’on cultive « la passion des huîtres » ; ces gens absolument sûrs de ce qu’ils sont, de leur supériorité naturelle et absolue. Il le fera avec Christine, la corrigeant, la méprisant, lui parlant comme à « du poisson pourri ». Et puis, dans le secret, derrière tout ça, l’inceste, sa découverte, le silence qui l’entoure, ce que ça finit de détruire. Christine Angot n’en décrit rien, on l’apprend incidemment d’un personnage secondaire. Ce n’est pas utile de le dire de nouveau, de le décrire, d’en montrer l’effroi. Elle l’a fait dans Une semaine de vacances, avec la force que l’on sait. Ici, c’est ce qui déborde l’événement qui compte. Ainsi, le roman enjambe le temps qui précède, celui de la provenance, l’écrivain raconte une passion, ce qui naît de cette passion, ce qu’elle annihile. Angot explore ce qui se passe dans leur amour si fort et leur rupture, ce qu’elles ont perdu, l’indifférence qui les gagne. Pour finir par y revenir, vouloir s’en expliquer, retrouver une communauté qui interroge un amour impossible, une manière de se parler, après.
Ce double mouvement fait qu’on se saisit de ce qu’elle dit d’une façon moins univoque, en dehors de son point de vue strict en quelque sorte. Elle se dépasse. Elle dit l’autre, parle pour lui, en rétablit l’altérité. Avec ce livre et l’histoire de leur relation, depuis sa détérioration jusqu’aux retrouvailles progressives, la fille rétablit les conditions de l’amour. Elle remet au centre leur parole, ce qu’elles entendent l’une de l’autre. La narratrice dit : « ce que j’ai vécu m’empêche de vivre bien ». Elle veut qu’on l’entende. Toute la deuxième partie du livre, dialogue qui peu à peu touche au plus vrai de leur relation, dit à la fois la culpabilité paralysante de la mère et la honte de la fille d’avoir reproduit ce qu’elle abhorre. Elles se disent leurs silences, la brisure de cet amour qui semblait inaltérable. Le destin de la mère est au centre ; le faire se déployer dans un livre permet de redonner une forme à l’amour maternel, d’être capable de le reconnaître. C’est le grand sujet de ce roman, qui ne doit pas aveugler la lecture. Car ce livre modifie assurément le régime de celle-ci ; et il faut le comprendre pour savoir quoi faire des sentiments – nostalgie, amour, haine, culpabilité, honte, mal-être… – qui ne cessent de s’y exprimer.
Méfions-nous ici du contresens d’une lecture strictement émotionnelle. C’est trop commode. Employons-nous à comprendre le rôle de ce livre dans l’œuvre d’Angot, la violence qui l’habite, une fois encore, derrière la douceur qui le porte. Un amour impossible est une sorte de paradoxe, un livre qui fait cohabiter les temps – c’est sans doute l’une des dimensions majeures du récit –, les sentiments, les sujets. Porté par ce mouvement des retrouvailles qui a tout pour séduire, le lecteur doit interroger la nature même de l’émotion. Le but d’Angot n’est pas de faire pleurer dans les chaumières ou de porter le sentiment à un vain climax. Elle s’emploie à toucher au plus près de ce qu’elle a choisi de dire, et cherche des formes adéquates pour y parvenir. Ce livre ne déroge pas à la règle. Chaque texte de Christine Angot semble écrit pour que puisse s’écrire le suivant. Comme s’il fallait gagner une force dans chaque épreuve, comme si l’expérience de l’écrivain revenait à trouver la forme la plus juste pour dire ce qui compte. Ainsi, après avoir décrit dans Une semaine de vacances, selon une modalité qui a suscité tant de détracteurs, la mécanique effrayante de domination que le père met en place, cette sorte de stérilisation de tous les possibles, d’enfermement dans une stricte dépendance, dans une forme extrême, insupportable, de négation, Angot la redit en l’intégrant à une forme plus accessible, moins évidemment intrusive, par le biais du sentiment, de la rencontre avec l’autre.
Après avoir raconté la passion brève des parents, ses conséquences, la vie différente de celle des autres, l’évolution de leur relation, elle revient à la nature de ce qui s’est passé. Et là, Angot dit, avec une grande clarté, ce mouvement d’annihilation de l’autre, ce qui dépasse l’affect, ce qui se joue vraiment dans l’expérience intime. Elle explique ainsi à sa mère que ce dont elle parle les dépasse : « C’est pas une histoire privée ça tu comprends. C’est pas un arrangement personnel, c’est un arrangement social, auquel tout le monde participe, y compris toi. » Pour ajouter : « Il y a une logique maman, il y a une logique dans tout ça. Il y a une logique de fer. C’est pas une petite histoire personnelle tu comprends, c’est pas une histoire privée. Non. C’est pas ça qu’on appelle la vie privée. Là c’est l’organisation de la société qui est en jeu, à travers ce qui nous est arrivé. […] C’est une vaste entreprise de rejet. Social, pensé, voulu. Organisé. Par tout le monde. Toute cette histoire c’est ça. Et jusqu’à la fin ». Cette dialectique, c’est le cœur de la vie, de ce qu’il faut ou de ce qu’on peut en dire. Là se joue le nœud du roman, celui de l’œuvre aussi. Angot ne le disait pas dans Une semaine de vacances, elle le montrait. C’est pour cette raison que son œuvre n’organise pas une parole compassionnelle ni une vision de soi narcissique ou complaisante, parce qu’elle fait de l’événement intime une matière pour l’inscrire dans ce qui le dépasse. Pour passer d’un « je » strictement personnel à un « je » qui vaut plus, qui trouve une raison d’être, qui dit autre chose que soi-même.
Un amour impossible explique davantage de choses, offre un cheminement au lecteur pour qu’il y trouve une place. Ce qui passe par l’émotion. Non pas celle, simplement immédiate, empathique, qui procède d’une identification univoque, mais, au contraire, celle qui procède d’un rapport essentiel au vrai. Angot fait du récit le lieu de cette vérité par laquelle survient l’émotion. C’est sans doute le ressort de l’œuvre : la quête de la précision absolue. La phrase d’Angot, la manière dont elle se construit, le choix des mots, le prouvent toujours plus nettement. Ici, elle devient plus longue, se cherche, fait grincer la syntaxe. La précision relève d’un mouvement plutôt que d’une fixation. C’est plus séduisant, moins abrupt. Ainsi, la construction du livre offre plus d’espace au lecteur, lui laisse des temps de respiration, fait appel à une mémoire collective. Il a quelque chose de plus romanesque, il y a plus de matière à laquelle s’accrocher. On s’y reconnaît plus facilement, ce qui s’y joue semble plus universel, plus admissible. C’est un livre moins nu. Jusqu’ici, les récits d’Angot avaient une tonalité assez homogène, chacun la sienne, l’écriture avançait, fermement, l’écrivain imposait un tempo, sans temps mort. On était pris par le texte, sous sa coupe. Ici, la structure établit des échos, introduit des variations, la langue est habitée par les répétitions. L’écrivain ordonne une temporalité plus mobile et fait un usage frappant des dialogues – chaque parole semble soupesée, élue, vivante. On y circule, on construit sa lecture. C’est la forme que cet amour singulier appelait, plus de douceur, plus d’accompagnement.
Il ne faut pas cependant que ces choix occultent la cohérence de l’œuvre, son obstination. Aimer ce livre conduit à retourner vers les autres, à reconnaître que l’œuvre d’Angot est solidaire, logique. Christine Angot est décidément écrivain, pleinement, elle s’approprie tous les usages du roman pour parvenir à dire ce qui l’obsède, ce qu’il faut qu’elle dise. C’est un écrivain vraiment attentif. Au cours d’une discussion avec sa mère, Christine lui dit : « Essaye de comprendre. S’il te plaît. J’en ai besoin. Essaye d’être de mon côté. De l’être vraiment. » En racontant la vie de sa mère, ce qu’elle porte d’elle, en luttant avec elle, avec leur paroles d’abord croisées, puis communes, elle la retrouve. En se parlant, elles sont enfin du même côté.
On pourra lire également, dans le n° 614 de La Nouvelle Revue française, « Conférence à New York » de Christine Angot (pp. 36-54).
Hugo Pradelle
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