Tous les écrivains n’ont pas besoin de voyager. Certaines villes offrent à leurs habitants la possibilité de se familiariser avec la langue, la nourriture, les pratiques religieuses et les coutumes vestimentaires de nombreux peuples du monde. À quoi bon acheter des billets d’avion quand le dépaysement est à portée de main ? On peut très bien pratiquer l’art de la contemplation à domicile, sans appareil photo. C’est le cas de Dellarobia Turnbow, l’héroïne de Dans la lumière. Cette jeune mère au foyer aime la nature qui entoure sa ferme des Appalaches du Sud. Elle est suffisamment attentive pour comprendre que l’arrivée d’une population de papillons monarques un beau matin du mois de novembre constitue une théophanie, une manifestation de Dieu sur Terre. C’est pour cela que les paroles « Seigneur Jésus » s’échappent de sa bouche, et qu’elle cite une phrase d’Ézéchiel : « Des charbons ardents brûlant comme des torches entre les vivants ». Elle a un rendez-vous galant dans une baraque située au milieu de la forêt, mais son projet d’adultère lui paraît soudain dérisoire, comme une profanation. Elle se rend compte qu’elle a autre chose à faire sur cette planète, et que si Dieu lui a donné des cheveux flamboyants, de la couleur des ailes des monarques, celle du buisson ardent qui s’est manifesté à Moïse, c’est peut-être un signe.
Sa belle-famille se préparait à vendre le bois à une compagnie d’exploitation forestière, mais Dellarobia les convainc de monter sur la hauteur et de regarder de leurs propres yeux ce qui se passe avant de signer le contrat. Elle-même n’a pas encore compris qu’il s’agit de papillons, elle a juste vu que « la forêt flamboyait de sa propre flamme intérieure ». Quand sa trouvaille est confirmée, toute la région prend Dellarobia pour une prophétesse. Elle est interviewée par CNN et devient célèbre. La transmission télévisée attire des foules de touristes. À l’instar des aficionados des Champs-Élysées parisiens, ceux qui arrivent dans les Appalaches sont munis de leur appareil photo. Hester Turnbow, la belle-mère de l’héroïne, voit dans cet événement l’occasion d’effectuer une métamorphose importante dans l’économie locale et de faire payer les visiteurs qui cherchent à capturer sur pellicule ces membranes éclatantes et évanescentes. Car les papillons sont éphémères. Il faut quatre générations pour réaliser le cycle d’une année, ce qui comprend un aller-retour à travers une bonne partie de l’Amérique du Nord entre leurs quartiers d’hiver et leur base estivale. Dans un entretien qu’elle nous a accordé, Barbara Kingsolver dit avoir inventé cette migration dans les Appalaches alors que les bases hivernales sont habituellement au Mexique. « Mais [elle] est vraisemblable. J’ai vérifié cette idée auprès d’un entomologiste, “Monsieur monarque”, le Dr Lincoln Brower, qui a passé sa vie à étudier cette espèce. J’ai pris un risque en soumettant une idée fictive à un scientifique, mais il a tout compris. Il a confirmé que, bien que rien de tel ne soit jamais arrivé, c’était dans le domaine du possible. » Les bouleversements climatiques rendraient cela envisageable.
Les papillons auront-ils le même destin que l’Empire aztèque, décimé par la variole apportée par les Espagnols ? Moctezuma avait accueilli Cortès à bras ouverts, voyant dans cet homme roux la confirmation d’une ancienne prophétie. Peut-on considérer Dellarobia, pourvue des cheveux du même coloris, comme une envahisseuse dangereuse pour ces « rois » lépidoptères ? Barbara Kingsolver ne recule devant aucun paradoxe. La famille Turnbow, en tant que propriétaire de la forêt, est tentée par la vente non par esprit vénal mais parce que tous sont très endettés. Ils savent bien que la dévastation des collines risque de provoquer d’importantes inondations. Ils sont dans la position de Noé, à la différence qu’eux aussi sont menacés et ne peuvent sauver toutes les espèces.
Faut-il protéger les monarques ? Ils ne sont pas à leur place, ce sont des outsiders, autant que les touristes. Ce n’est pas la faute des habitants du village s’ils ont été chassés de leurs habituels quartiers d’hiver au Mexique, à cause de perturbations climatiques. Pour comprendre ces voyageurs, il faut avoir suivi le même trajet. Les deux personnes les plus aptes à le faire sont Josefina, une enfant mexicaine dont le père travaillait comme guide au Mexique et emmenait les touristes voir les Mariposas monarcas dans les montagnes, et Ovid Byron, entomologiste métisse qui ressemble à Barack Obama et a passé sa vie à étudier ces insectes. Passionné et pédagogue, il est celui par qui passe une partie du discours idéologique du roman, sur l’écologie, sur la frontière entre le règne animal et celui des hommes. Ovid Byron arrive dans le village au volant d’une Coccinelle et séduit une femme dont les cheveux ont la couleur des ailes des monarques. Hélas ! elle est mariée à un homme dont le surnom, Cub, veut dire « petit ours ». Quant à son beau-père, il est surnommé Bear, c’est-à-dire « ours ». Toute cette symbolique peut paraître lourde. De fait, elle correspond à la réalité de la région. Sous la plume de Barbara Kingsolver, elle acquiert une valeur poétique, à laquelle les lecteurs non mystiques seront probablement moins sensibles.
Steven Sampson
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