L’année dernière, lors d’une visite du ghetto de Venise, notre guide a évoqué des rafles « allemandes » en 1943 et 1944, puis elle s’est corrigée, expliquant qu’elle s’était mal exprimée, que leurs organisateurs n’étaient pas « allemands » mais « nazis » – d’autres visiteurs, venus du pays de Goethe, l’avaient déjà critiquée sur ce point.
Friand de polémique, j’ai répondu que, s’agissant des soldats portant l’uniforme de l’Allemagne, le terme qu’elle avait d’abord employé convenait très bien. Mon observation a fâché la jeune Anglaise qui se trouvait à côté de moi, je ne pouvais comprendre, parce que j’étais trop vieux et surtout que je n’étais pas « européen ».
Serais-je ontologiquement incapable d’appréhender l’histoire du XXe siècle en Europe à cause de mon enfance outre-Atlantique ? Alors que je pratique plusieurs langues continentales, à la différence de la grande majorité des citoyens de l’Union européenne ? Alors que le patronyme de mon grand-père, Shapiro, renvoie à la ville de Spire, l’un des centres de la civilisation ashkénaze dans la Rhénanie du XIIe siècle ? Alors qu’à partir de l’âge de vingt ans, ayant appris seulement une poignée de mots à la maison, je me suis mis à étudier la langue de mes grands-parents, d’abord à New York puis à Paris ? Faut-il être né sur le sol européen, ou sur les îles britanniques, pour comprendre qu’un « nazi » n’est pas un « Allemand » ?
Le problème, à mon avis, se résume à un seul mot : la « différence ». Désigner quelqu’un comme étant citoyen de l’un des pays membres de l’Union européenne le rattache à sa particularité, créant ainsi une distinction entre son identité et celle de la grande masse de l’humanité. Nous sommes tous des Européens, sauf les nazis et les Amerloques (même ceux qui parlent le yiddish !).
Il n’en a pas toujours été ainsi, comme en témoigne la riche littérature créée dans cet idiome né il y a un millénaire en Rhénanie. Par son seul graphisme, le livre yiddish ne ressemble pas aux autres imprimés produits sur le même territoire : écrit en lettre hébraïques, il se lit de droite à gauche : la quatrième de couverture devient la première. Ensuite, composé à hauteur de 15 % de termes d’origine hébraïque, le yiddish vit en symbiose avec la langue sacrée, lui empruntant de nombreuses expressions. Ces textes présupposent alors une certaine connaissance de l’Ancien Testament et de ses commentaires, ainsi que des règles gouvernant la pratique religieuse des Ashkénazes.
D’où le besoin d’un glossaire, admirablement préparé par Rachel Ertel, traductrice de La Charrue de feu d’Eli Chekhtman, où le lecteur non juif apprend par exemple la signification de l’expression poétique « Jours redoutables » : « les dix jours qui séparent Roch Hachana (Nouvel An juif) de Yom Kippour (jour du Grand Pardon). Période consacrée à un examen de conscience ». On voit bien qu’une définition en appelle d’autres. C’est dire la densité culturelle et historique des textes en yiddish, ou, si l’on préfère, leur « intertextualité. »
Cette richesse, on la sent dès le début du roman ; le lecteur se demande si l’aspect baroque de la première phrase ne cache pas une référence biblique : « … et Reb Azriyel Makover, homme de sagesse et de rêve, déjà fort avancé en âge, pieds nus, en bras de chemise, sa barbe blanche au vent, suivit la charrue qui creusait en vagues droites et immobiles les sillons, d’un noir brillant, exhalant leur humidité dans l’air du couchant, jusqu’à la lisière de la forêt d’automne aux jaunes feuilles tourbillonnantes ».
Même si l’intrigue de La Charrue de feu se déroule pendant la première moitié du XXe siècle, culminant avec les déportations à Auschwitz, on retrouve ici l’ambiance de l’Ancien Testament, les prières faites dans les champs, les villages et les villes dévastés par la guerre, les rivalités entres peuples, les persécutions et les viols. En un mot : l’Europe.
Eli Chekthman (1908-1996) a eu une longue carrière littéraire ; La Charrue de feu paraît en 1994 en Israël, son dernier pays de résidence, deux ans avant sa mort. Celle d’Israël Joshua Singer, frère aîné du lauréat du prix Nobel de littérature, fut malheureusement brisée prématurément, l’auteur étant décédé à New York en 1944 ayant à peine franchi la cinquantaine.
Souvent considéré par les connaisseurs comme le plus important des frères Singer, Israël est surtout connu pour Les Frères Ashkenazi. Comme ce dernier livre, De fer et d’acier se situe en Pologne, mais il est moins ambitieux, se focalisant sur le personnage principal du soldat Benyomen Lerner, déserteur de l’armée du tsar, et sur sa pérégrination à travers Varsovie et le « Ober-Ost » (les territoires occupés par les Allemands) pendant la Première Guerre mondiale.
Ce qui fait que ce roman, même s’il est antérieur au chef-d’œuvre de l’auteur (il a été publié à Vilnius en 1927, avant son exil new-yorkais), a un côté moderne et kaléidoscopique qu’on ne rencontre pas dans son épopée familiale : « Dans les rues assoiffées de Varsovie étaient installés, assis par terre le long des bâtisses décrépites, des troupes de miséreux, des hordes d’infirmes vrais ou faux : des aveugles authentiques et d’autres aux yeux collés par un sparadrap ; des manchots et des individus avec un bras relevé fixé à l’épaule, qui exhibaient dans leur manche retroussée un coude pointu censé être une main rachitique déformée. »
Au cœur de ce paysage dévasté, comme dans l’Ancien Testament, une histoire d’amour aux relents incestueux, celle de Benyomen et Gnendel, sa cousine germaine. Doit-on voir dans la récurrence de ce thème l’un des aspects fondamentaux de la tradition juive ? En tout cas, il est également présent dans La Charrue de feu (où abondent les mariages entre cousins, entre veufs et veuves de belles-sœurs et de beaux-frères).
Comme quoi, dans cette littérature de la différence, l’indifférenciation finit par revenir au galop. L’inceste est-il le prix à payer pour ne pas se fondre dans la masse de gens tous semblables ?
Steven Sampson
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