L’espace est distribué en dix salles. On les parcourra de la première à la dernière, puis l’on fera le parcours inverse. L’on connaît un certain nombre d’œuvres exposées. Mais il me semble ne les avoir jamais vues. La lumière et le rythme les a rendues autres. La lumière venue d’où ? Dans l’architecture de Boullée la source n’en est pas apparente. Ici elle irradie. Surtout dans les grands polyptyques où la matière travaillée, en obliques, en sillons, en foyers, en séries de lignes, fait miroiter l’outrenoir, selon la trouvaille langagière de Soulages, devenue fameuse.
Soulages, dans le rappel des points de départ de son œuvre, de ses incitations, met au premier rang l’architecture de Sainte-Foy de Conques. Tout jeune il fréquente l’abbaye cistercienne. Des dizaines d’années plus tard, le ministère de la Culture lui demandera de créer des vitraux pour les 104 ouvertures de l’édifice. Il n’entendait pas faire du « Moyen Âge ». Toute son attention porte sur les données matérielles, le rythme et la lumière obtenus par les proportions et les matières. Il fait mouler des verres spéciaux conçus pour bien servir la lumière qui pénètre parmi les colonnes du bâtiment, les anime.
Dans ce lieu de ses « premières émotions artistiques », il compose un mètre à la main, mettant « en retrait l’affectivité liée aux souvenirs d’enfance ». (Ces notes se trouvent dans le bel ouvrage, préfacé par Georges Duby, Conques, les vitraux de Soulages, Seuil, 1994.)
Aujourd’hui on trouve la trace de cette objectivité (ses œuvres, dit-il, ne sont pas des signes, mais des objets) dans l’identification même des tableaux. Ils sont uniformément intitulés « Peinture », à quoi s’ajoutent leurs dimensions et la date de leur composition. Le lieu, non désigné, est généralement l’atelier, ou, plutôt, les ateliers successifs, choisis à la mesure des grands tableaux et des polyptyques qui, bientôt, ne seront plus conçus pour être accrochés à des murs mais pour être suspendus dans l’espace. On peut en faire le tour. On voit ajointer un panneau à un autre, joindre ensemble deux polyptyques : à l’exposition le polyptique daté du 16 janvier 1997 (catalogue n° 72) est juxtaposé à un polyptyque de mêmes dimensions (quatre éléments de 81 x 81) daté du 19 février, mais d’une tout autre facture (catalogue n° 103).
Il y eut d’autres « chocs décisifs ». Même s’ils furent moindres que celui de Conques, ils nous amènent au cœur de la création de Soulages qui ne tient pas tout entière dans les mots « abstraction » ni même « outrenoir ». Le « pictif », selon le mot avancé par le peintre, oriente le parcours.
Dans son Rouergue, les yeux de Pierre Soulages, né là en 1919, rencontrent dans une brochure deux reproductions de lavis, l’un de Rembrandt, l’autre de Claude Lorrain. Dans les deux œuvres, une « technique très évidente ». Il se souvient, chez Claude Lorrain, « de cette manière dont les taches d’encre se diluaient avec naturel pour créer une lumière propre à ce lavis ; tout autre était celle, venue des contrastes avec le blanc, des coups de pinceau – très forts, très beaux aussi à cause de leur vérité – du lavis de Rembrandt. Cette lumière, ce rythme, cet espace vivant étaient ceux propres à chacune de ces œuvres, nés de leurs qualités matérielles : de l’évidence de leur technique, de leur « faire » qui leur donnait un accent de vérité que je qualifierais de pictural et que je préférais, et de loin, à leur pouvoir de représentation. Quand ces coups de pinceau laissaient lire la femme couchée, le paysage, ces qualités que j’aimais perdaient de leur intensité, mon émotion en était changée et affaiblie, quelque chose me décevait, à tel point qu’il m’arrivait de cacher la tête de la femme pour retrouver intact le pouvoir d’émotion que contenaient les formes concrètes des coups de pinceau sur le grain du papier. Cette émotion naissait avec et par cette lumière, avec et par cet espace et ce rythme qui se créaient sous mon regard (1) ».
Quand il avait dix ans, se rappelle-t-il encore, un jour qu’il avait tracé à l’encre des traits noirs sur une feuille de papier et qu’on lui demandait ce qu’il faisait, il répondit : un paysage de neige : « le blanc du papier s’illuminait comme la neige grâce aux traits noirs que j’y peignais ».
Sa culture, il la forma dans les années 42-43, dans le temps où, réfractaire au STO, comme on disait alors, il séjourna dans une ferme où il était employé aux travaux agricoles. La propriété était voisine de Joseph Delteil. L’écrivain encouragea Soulages dans ses premières peintures en noir et blanc, et fut l’interlocuteur du jeune peintre qui est amoureux de poésie. Nerval, Mallarmé, Sponde, Maurice Scève… Sans doute découvrait-il ces poètes dans Introduction à la poésie française. Ce livre, publié chez Gallimard en 1939 fut, pour beaucoup, l’occasion de découvertes. Celle de Scève en particulier, où Soulages pouvait lire tel dizain de la Délie parent de ce qu’il cherchait alors. Le fictif et le pictifse nourrissaient l’un de l’autre :
Tout jugement de cette infinité,
Où tout concept se trouve superflu,
Et tout aigu de perspicuité
Ne pourraient joindre au sommet de son plus.
Car seulement l’apparent du surplus,
Première neige en son blanc souveraine,
Au pur des mains délicatement saine,
Ahontirait le nu de Bethsabée.
Le dialogue entre les peintres et ses amis écrivains va à l’essentiel.
Claude Simon écrit à Pierre Soulages : « Je suis séduit par l’intelligence de tes propos dont je pouvais reprendre plus d’un à mon compte. »
Nathalie Sarraute qui, dansle petitsalon où elle se tenait avec ses amis, avait, à hauteur de son regard, un « cadeau somptueux », disait-elle, de Soulages.
Le peintre lui écrivait : « Votre lettre est plus qu’un encouragement ou un appui. Rien ne pouvait être plus fort pour moi qu’un tel écho à ma peinture venant de l’auteur d’une œuvre qui me touche autant. »
L’écrivain lui répondait : « Mais comment ramener au jour ce qui se trouve dans ces régions que votre grand art parvient à atteindre et où les mots ne peuvent pas pénétrer ? »
1. Entretien avec Bernard Ceysson, Flammarion, 1979.
Georges Raillard
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