Articulé en quatre parties (dont la dernière, très courte, sert d’épilogue), ce roman frappe d’abord le lecteur par sa double dimension testimoniale et cathartique. Cet ouvrage, s’apparentant à un cri sourd que l’auteure pousse tout au long d’une narration qui en constitue l’exutoire, s’inscrit dans une double tradition, à la fois cycle livresque et saga familiale. Le constat désenchanté que semblent dresser les deux citations – d’Émile Zola et de Georges Perec – mises en exergue ne saurait faire oublier que la romancière, issue d’une lignée de tailleurs juifs, raconte l’histoire familiale : de l’atelier de ses ancêtres, à même l’appartement, aux magasins de prêt-à-porter pour femmes, montés par ses parents. Elle est témoin de la transformation radicale du métier, du déclin du Sentier au profit des fournisseurs asiatiques et de l’émergence de nouveaux magasins de détail dans toute l’Europe.
Au départ se dessine la figure du tailleur juif, dont « on savait qu’elle nous avait précédés, quelque part, plus haut dans la lignée[1] ». Épée de Damoclès ou figure tutélaire ? Ce « toujours dans la couture », ce « continuum » est une « religion » : « Tailleur, machine à coudre, juif, se refaire, s’enfuir, tout cela faisait partie d’une seule et même histoire[2]. » Autant de caractéristiques définitoires, parfois lourdes à porter : « J’étais reliée de l’intérieur, cela relevait d’un marquage de notre ADN[3]. » Tous les ancêtres appartiennent au monde des confectionneurs de schmattès, de « loques, de bouts de tissus sans valeur ». De confectionneurs, ils deviennent vendeurs de vêtements. Un élément est cependant surdéterminant : étant donné que, du côté maternel, sept des douze membres de la famille sont morts à Auschwitz, « nos besoins d’appartenance et de conformité semblaient sans limites[4] ». Dans une telle perspective, la première génération, celle des rescapés, s’est murée dans le silence, incapable de mettre des mots sur l’enfer qu’elle avait vécu. La deuxième a obéi à ce devoir de réserve dans la douleur. La troisième, celle de l’auteure, a fouillé inlassablement le passé, se roulant dans les plaies de l’histoire avec une ferveur qui confinait parfois à la thérapie. La quatrième, celle qui a 20 ans aujourd’hui, veut rompre avec la « contrainte mémorielle » et s’émanciper de ce passé pesant. L’oubli volontaire des survivants rejoint l’oubli désinvolte des descendants.
Dans cet univers de la confection, lignées paternelle et maternelle vont diverger.L’arrière-grand-mère paternelle, Lili, a fui la Pologne, « sa morosité économique et son antisémitisme[5] », et s’est établie à Charleroi dans les années 1920. La famille ne tenait pas moins de trois magasins de vêtements dans la même rue, mari et femme étant d’ailleurs de féroces concurrents. Oscar, le père de la narratrice, va quitter cette ville d’arrivée et créer une chaîne de magasins dans toute la Belgique. Rayele, la grand-mère maternelle, après les déchirements de la déportation de ses parents et après son divorce, tient, quant à elle, un magasin de prêt-à-porter d’abord à Liège, puis à Bruxelles. Sur fond de souffrance et de résignation s’écrivent à la fois la destinée et l’histoire d’un personnage qui n’ose pas sortir des schémas qu’elle a toujours connus. Impossible, pour elle, de s’inventer une autre vie : « On se laisse enfermer dans le travail, comme avant on s’était terré dans les caves. Rayele se plie à la loi, soulagée peut-être d’avoir à se conformer à des injonctions très strictes[6]. » Tina, la fille de Rayele et la mère de la narratrice, va rompre avec l’attitude de sa mère et s’intégrer au dynamisme de la tradition familiale d’Oscar.
Tailleur, on l’est de génération en génération ; la question de se choisir un métier ne se pose pas, de même que l’on habite forcément au-dessus du magasin. Ce sont d’abord les juifs du shtetl qui occupent cette position, puis les juifs d’Afrique du Nord, arrivés en France dans les années 1960. L’auteure elle-même va être partagée entre ces deux images familiales. Elle rejoint l’entreprise commune et, pendant plusieurs années, perpétue la tradition : elle est en effet acheteuse pour ses parents, installés en Belgique, avant d’entrer en littérature : « S’imaginer écrivain après ces années passées à se faufiler entre les rayonnages chargés de marchandise, les absorbant par tous les pores, ne voyant, ne respirant qu’à travers eux, parfois jusqu’à l’étouffement, n’avait pas été une mince affaire[7]. » Surtout, dans la mesure où elle a dû subir les quolibets de son entourage : « Ils seront surpris, les clients, le jour où tu leur vendras des vêtements en leur récitant tes poèmes[8]. » Or, dans les années 1960, le quartier du Sentier, à Paris, réunit encore vendeurs, fabricants et ouvriers, entretenant un savoir-faire ancestral. Mais, insidieusement, d’autres changements s’opèrent : bientôt, les vêtements seront cousus en Asie. Quand se généralise le prêt-à-porter dans les années 1980, le sur-mesure est balayé, et les tailleurs transformés en « boutiquiers ». Les parents de l’auteur résistent. Le coup de grâce est, en l’an 2000, la concurrence de la fast fashion, la « mode jetable ». La cadence et les tarifs sont imbattables ! Un monde s’éteint, un autre naît !
Autant qu’une quête identitaire, l’ouvrage de Nathalie Skowronek est une subtile réflexion sur la transmission et sur le rapport à l’avenir. La famille, les ancêtres, la lignée, courent derrière quelque chose, « sans bien comprendre derrière quoi, mais essoufflés, concentrés, programmés, les uns à la suite des autres ». Pris entre tradition et évolution, certains personnages éprouvent une fascination pour la modernité, c’est-à-dire pour « tout ce qui ressemble à demain ». La question est d’autant plus cruciale que, lorsqu’on travaille dans la mode, on ne peut pas « arrêter le temps ». L’auteure enfant est ainsi confrontée à deux modèles, et il faudra renier, car « partir, c’est trahir, et […] vivre, c’est tuer l’autre ». Trahir, c’est peut-être devenir écrivain. C’est trouver enfin sa place. S’émanciper du Sentier de la confection pour emprunter les chemins de la création…
[1] Nathalie Skowronek, Un monde sur mesure, Grasset, 2017, p. 13.
[2] Ibid., p. 15.
[3] Ibid., p. 30.
[4] Ibid., p. 40.
[5] Ibid., p. 27.
[6] Ibid., p. 99.
[7] Ibid., p. 119.
[8] Ibid., p. 121.
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