Il y a d’abord ce qu’on voudrait ne pas faire entendre. Ce « silence dans lequel le solitaire vit et pourrit », que la logorrhée infligée par l’auteur à ses invités ne parvient pas « à étrangler entre les mots ». Ou bien, née de la rencontre de son chant intérieur et du bruit que fait le monde autour d’elle, cette dissonance qu’en termes musicaux il faut résoudre.
Il y a aussi ce qu’on n’aimerait pas entendre, le tintement obsédant du « grelot de l’angoisse » : une douleur aiguë traverse en effet Ce que je n’entends pas.
Il y a ce qui s’entend malgré soi. Yaël Pachet décèle dans le silence des « taiseux » la voix d’écrivains en puissance. Dans le tremblement des feuilles, elle entend le mot « vivre », le mot « vivre » est écrit dans ce tremblement-là, comme, à la piscine, le corps d’une femme s’écrit sur l’eau.
L’auteur est tour à tour une bavarde et une taiseuse ; l’écriture vient-elle de la première ou de la seconde ? Serait-elle, l’écriture, « une histoire entre ce qui, en nous, parle tout le temps et une certaine préférence, intime, paradoxale, pour le silence » ?
Ce qui s’écrit en nous se déchiffre plus tard : « La lecture est d’emblée un souvenir, comme la musique », la musique qui s’efface avant de nous apparaître. L’auteur dit voyager à partir de la musique : « L’œil prolonge la vie de ce qui est déjà mort pour l’oreille. » Selon Yaël Pachet, ce qui est destiné à être entendu sans d’abord s’être écrit en nous a peu de prix : « Communiquer, c’est mourir, déjà. » Le cas de Victor de l’Aveyron (l’« enfant sauvage » du film de François Truffaut) illustre cette évidence : on ne peut déchiffrer que ce qui s’est écrit. N’ayant pas acquis dans sa première enfance la familiarité de « cette espèce de musique que fait la parole humaine », Victor ne pourra pas entrer dans le langage.
Toute douleur est un mal d’exil. Yaël Pachet a le sentiment de ne se souvenir que de ce qu’elle a perdu, que de la perte elle-même. Écrire n’est pas vivre, c’est tenter de retenir ce qui disparaît, « une redondance inutile ». Écrire, comme lire, est une invitation incessante « à vivre à côté de soi ». Un jour, l’auteur observe une petite fille en train de « se lire elle-même » dans le livre qui la rend absente aux autres.
Mais la voix comme le silence se font encore entendre après qu’on les a perdus : une voix qui s’est éteinte et que notre conscience est en mesure de reconstituer ; le silence entendu il y a longtemps d’une personne aimée ; l’onde vibrante d’une jeune femme disparue, qui « s’écrit en moi, comme s’écrivent en moi tous les disques que j’écoute ».
L’auteur nous confie à un moment : « Je n’entends rien, c’est pour ça que j’écoute des disques. » Elle imagine qu’écouter beaucoup de disques lui donnera, entre autres choses, une aptitude nouvelle à entendre le chant des oiseaux, à « l’apprécier comme un pardon longtemps attendu ».
La seconde moitié du livre est le récit d’une conversion. D’une conversion de l’écoute. Yaël Pachet s’achète un phonographe à pavillon. Impossible après cela d’entendre et d’écouter de la même façon. Elle rédige chaque jour un compte rendu de ce que ses oreilles perçoivent. Ce qu’elle avait pressenti se vérifie : la musique (par le moyen de cette grande oreille que constitue le pavillon) l’écoute en retour. Elle réalise alors qu’il se trouve des voix pour l’accompagner dans son errance. Un 78 tours du pianiste Dinu Lipatti lui donne l’impression qu’elle est « carrément assise à côté de lui, sur sa banquette ».
L’auteur se considère comme un phonographe humain, un enregistrement des voix enfouies en elle. Et se passionne pour la question de l’écriture du son. Elle rappelle cet épisode du Quart Livre de Rabelais où des paroles gelées, les effroys d’une guerre, se font entendre un an après qu’elles ont été emprisonnées, quand la douceur du temps les fait fondre. Pantagruel déjà opposait l’enregistrement à « la valeur de la parole vivante ». Selon Yaël Pachet, seul un grand mélancolique, un être plus attaché à la mort qu’à la vie, pouvait inventer le phonographe, et créer ainsi des objets qui, de la même façon que les livres, vivraient comme des morts : les disques. L’hésitation à vivre, dit-elle, est en jeu lors de l’écoute d’un disque : l’auditeur se tient « entre un dégoût du réel et une préférence pour l’art, dans un entre-deux, dans une alternance qui ressemble fort à de l’immobilité ». Charles Cros, inventeur en 1877 du paléophone (bientôt nommé « phonographe ») (1) et poète, était assurément mélancolique :
Je suis un homme mort depuis plusieurs années ;
Mes os sont recouverts par les roses fanées.
Dans l’« Inscription » qui ouvre son recueil Le Collier de griffes, il définit ainsi ce qui a été l’objectif sonore de sa vie :
Comme les traits dans les camées
J’ai voulu que les voix aimées
Soient un bien, qu’on garde à jamais,
Et puissent répéter le rêve
Musical de l’heure trop brève ;
Le temps veut fuir, je le soumets.
Vingt ans plus tôt, en 1857, Édouard-Léon Scott de Martinville, un ouvrier typographe dont la voix, aujourd’hui à peu près effacée, revit grâce au livre de Yaël Pachet, avait mis au point le phonautographe (autrement dit, la parole s’écrivant elle-même) ; un appareil qui, permettant aux sons de déposer leur empreinte sur du noir de fumée, est capable de les enregistrer (de les graver, de les écrire) mais pas de les reproduire. Montrant que le mécanisme est réversible et donc la reproduction possible, Charles Cros fut le Champollion de ces hiéroglyphes. Ce qui s’était écrit s’entendait maintenant.
Il y a quelques années a été rendu audible le premier enregistrement jamais réalisé (il date du 9 avril 1860) : une voix fredonnant Au clair de la lune. Mais la voix de celui qui l’avait effectué, Scott de Martinville, n’en est pas moins demeurée muette.
Voilà ce qui s’écrit, ou que j’ai cru entendre, dans ce livre que distingue l’acuité du regard, de l’écoute. ❘
- Ce fut surtout, en définitive, à Thomas Edison que fut attribuée cette invention.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)