Une formule comme « à la fin des fins » est de celles par lesquelles la langue ordinaire peut faire obstacle à la pensée. À l’entendre, en effet, il semble que la redondance crée une insistance aussi creuse que l’anglicisme « définitivement ». On se prend alors à rêver de prolonger le vers d’Apollinaire en imitant la manière dont Genette transforma à peu de frais en alexandrin un célèbre décasyllabe : « La mer, la mer, la mer, toujours recommencée ». « À la fin des fins » ne dirait pas plus qu’un « à la fin » qui lui-même ne dit pas grand-chose, comme ces tics de langage auxquels chacun est susceptible de se laisser prendre, ces syllabes qui sont les bulles de savon de la parole et dont on rêve de se rincer quand on veut parler comme il convient d’écrire.
La tromperie de la parole est double. Celle d’abord de nous faire articuler des mots qui n’en sont pas et ne font qu’alourdir nos phrases ; celle ensuite de ne pas percevoir que ces mots peuvent aussi en être de vrais, lestés d’un sens véritable. C’est un progrès de la pensée que d’avoir franchi l’obstacle de l’inanité sonore et d’être parvenu à entendre dans « la fin des fins » autre chose qu’une redondance creuse. Reste alors à se demander en quel sens on parle ici de fin. Le nominatif comme le génitif peuvent renvoyer aussi bien à la finalité qu’à l’achèvement.
S’agit-il de dire que c’en est fini de la téléologie ? De fait, on ne dit plus que le nez est fait pour porter des lunettes ni le melon pour être partagé en famille ; Voltaire déjà en plaisantait, Bernardin de Saint-Pierre peut-être un peu moins. Il est clair que plus aucun philosophe ou scientifique ne reprendrait à son compte l’explication par les causes finales, en quoi on peut voir une fossilisation de l’aristotélisme.
On pourrait aussi entendre la formule de façon plus subtile, comme une pensée sur la finalité des causes finales. Dans quel but raisonne-
t-on par finalisme ? Ce fut d’abord pour expliquer ce qu’il en était du vivant. On peut aussi proclamer que ce fut pour justifier la création divine. D’autres, dans un esprit voltairien, dénoncent là des argumentations cléricales. Dans un esprit un peu différent, on peut aussi penser aux discussions politico-morales sur la fin et les moyens, et s’interroger sur ses justifications : quel est votre but, demandera-t-on, quand vous enfermez le débat sur l’action dans cette opposition entre fins et moyens ?
La fin put aussi être prise au sens de l’achèvement, réel ou pensé. Nancy et Ferrari partent de là, comme si cette acception allait de soi. On peut effectivement penser à toutes ces fins proclamées dans un hégélianisme popularisé : fin de l’histoire, de la métaphysique, de l’homme, de l’auteur. À quoi on pourrait ajouter la fin de l’art ou celle des « grands récits », comme on a dit après l’effondrement de l’empire formé autour de l’Union soviétique, lequel aurait marqué la fin de l’utopie communiste. Sans parler, bien sûr, de la fin du monde.
La « fin des fins », ce serait donc que s’achève le temps de la croyance en toutes ces fins-là, croyance dont on ne sait trop dans quelle mesure elle aurait été une hantise ou plutôt un but, une finalité. Pourquoi, pourrait-on se demander, tenait-on tellement à ce que s’achevât tout ce en quoi on avait cru ? Quel but, par exemple, poursuivait Foucault en proclamant la fin de l’homme, quand il « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable » ? De quelle marée allait-on ainsi favoriser la montée ? Un demi-siècle après Les Mots et les Choses, la financiarisation de toute la vie sociale donne à penser sur qui pouvait avoir intérêt à proclamer la fin de l’homme, quoi que Foucault ait eu alors à l’esprit.
Pour l’essentiel, le livre à deux voix de Nancy et Ferrari – que l’on ne parvient jamais à distinguer au fil de la lecture – tourne autour de la thématique de l’achèvement de l’achèvement, le fait que l’époque ne proclame plus la fin de ceci ou de cela. Or, dire la fin de ces fins-là, c’est dire que ce dont il est question persiste, ou peut-être ne fait que commencer, à moins que le commencement ne cesse jamais, selon le modèle de la création continuée telle que la conçoit Descartes.
Il n’était déjà pas aisé de dire ce qu’il en était d’une fin comme celle de l’histoire, telle que la proclama un propagandiste du Département d’État qui crut bon d’invoquer Kojève pour célébrer la mortelle défaite du communisme et le triomphe ultime du capitalisme. Mais comment dire qu’elle n’est pas finie sans sombrer dans la platitude de ceux qui n’ont même pas cherché à comprendre ce que Kojève avait voulu dire – ou faire dire à Hegel ? Le problème se pose semblablement à propos des autres fins en cause : le risque est grand que, à refuser d’envisager une éventuelle fin de l’auteur ou de l’homme, on ne fasse que retomber dans les pires naïvetés réactionnaires. L’homme n’est pas mort ? Revenons au bon vieil humanisme de sacristie ! L’auteur n’est pas mort ? Vive le romanesque (post)romantique et Jean d’Ormesson dans la Pléiade !
Nancy et Ferrari voient bien cette difficulté, et c’est tout l’intérêt de leur dialogue : ils s’efforcent de penser ce que peut signifier une telle fin des fins, qui n’est pas simplement l’affirmation que cela ne peut que durer indéfiniment, c’est-à-dire sans fin. Quant au commencement, il n’est pas plus aisé à penser puisque l’on n’a pas davantage l’occasion d’assister à ce que l’on saurait être une première fois qu’à ce dont on pourrait se dire que c’est la dernière. Sans doute a-t-on pu se dire que l’attentat contre les tours jumelles marquait la fin de la croyance en la fin de l’histoire – ce que Fukuyama lui-même reconnut – et le commencement de l’affrontement engagé par la mouvance islamiste contre les puissances occidentales. Mais, outre que l’on peut voir le retour en force d’un islam politique commencer avec la révolution iranienne, dix ans avant la date assignée par Fukuyama à la supposée fin de l’histoire, il serait pour le moins hasardeux d’attribuer une telle importance transhistorique à quelque événement que ce fût. Si, en effet, la fin de l’histoire était à la merci d’un événement historique, c’est que l’histoire ne pouvait pas être finie quand ce fut dit.
Tel est le genre de paradoxes qu’affrontent nos deux auteurs et qu’ils ne font, la plupart du temps, que signaler afin de montrer la difficulté, sinon l’impossibilité, d’en sortir. Il n’est pas sûr qu’une énorme somme y parviendrait ; aussi ont-ils eu la sagesse de choisir une forme simple, la plus extrême brièveté, tant du livre dans son ensemble que pour son déroulé. Ils ne nous soumettent aucune démonstration, dont on voit mal en quoi elle pourrait consister, ni même d’amples variations sur la polysémie du mot « fin ». Leur livre est fait de petites formes, parfois quelques mots seulement, jamais plus d’une page, qui se répondent et se relancent, et c’est en quoi il apparaît vraiment à deux voix, même si l’on ne sait jamais à qui revient une pensée. C’est au total un livre d’éveil, après quoi la pensée est lancée pour un parcours sans fin.
Une formule comme « à la fin des fins » est de celles par lesquelles la langue ordinaire peut faire obstacle à la pensée. À l’entendre, en effet, il semble que la redondance crée une insistance aussi creuse que l’anglicisme « définitivement ». On se prend alors à rêver de prolonger le vers d’Apollinaire en imitant la manière dont Genette transforma à peu de frais en alexandrin un célèbre décasyllabe : « La mer, la mer, la mer, toujours recommencée ». « À la fin des fins » ne dirait pas plus qu’un « à la fin » qui lui-même ne dit pas grand-chose, comme ces tics de langage auxquels chacun est susceptible de se laisser prendre, ces syllabes qui sont les bulles de savon de la parole et dont on rêve de se rincer quand on veut parler comme il convient d’écrire.
La tromperie de la parole est double. Celle d’abord de nous faire articuler des mots qui n’en sont pas et ne font qu’alourdir nos phrases ; celle ensuite de ne pas percevoir que ces mots peuvent aussi en être de vrais, lestés d’un sens véritable. C’est un progrès de la pensée que d’avoir franchi l’obstacle de l’inanité sonore et d’être parvenu à entendre dans « la fin des fins » autre chose qu’une redondance creuse. Reste alors à se demander en quel sens on parle ici de fin. Le nominatif comme le génitif peuvent renvoyer aussi bien à la finalité qu’à l’achèvement.
S’agit-il de dire que c’en est fini de la téléologie ? De fait, on ne dit plus que le nez est fait pour porter des lunettes ni le melon pour être partagé en famille ; Voltaire déjà en plaisantait, Bernardin de Saint-Pierre peut-être un peu moins. Il est clair que plus aucun philosophe ou scientifique ne reprendrait à son compte l’explication par les causes finales, en quoi on peut voir une fossilisation de l’aristotélisme.
On pourrait aussi entendre la formule de façon plus subtile, comme une pensée sur la finalité des causes finales. Dans quel but raisonne-
t-on par finalisme ? Ce fut d’abord pour expliquer ce qu’il en était du vivant. On peut aussi proclamer que ce fut pour justifier la création divine. D’autres, dans un esprit voltairien, dénoncent là des argumentations cléricales. Dans un esprit un peu différent, on peut aussi penser aux discussions politico-morales sur la fin et les moyens, et s’interroger sur ses justifications : quel est votre but, demandera-t-on, quand vous enfermez le débat sur l’action dans cette opposition entre fins et moyens ?
La fin put aussi être prise au sens de l’achèvement, réel ou pensé. Nancy et Ferrari partent de là, comme si cette acception allait de soi. On peut effectivement penser à toutes ces fins proclamées dans un hégélianisme popularisé : fin de l’histoire, de la métaphysique, de l’homme, de l’auteur. À quoi on pourrait ajouter la fin de l’art ou celle des « grands récits », comme on a dit après l’effondrement de l’empire formé autour de l’Union soviétique, lequel aurait marqué la fin de l’utopie communiste. Sans parler, bien sûr, de la fin du monde.
La « fin des fins », ce serait donc que s’achève le temps de la croyance en toutes ces fins-là, croyance dont on ne sait trop dans quelle mesure elle aurait été une hantise ou plutôt un but, une finalité. Pourquoi, pourrait-on se demander, tenait-on tellement à ce que s’achevât tout ce en quoi on avait cru ? Quel but, par exemple, poursuivait Foucault en proclamant la fin de l’homme, quand il « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable » ? De quelle marée allait-on ainsi favoriser la montée ? Un demi-siècle après Les Mots et les Choses, la financiarisation de toute la vie sociale donne à penser sur qui pouvait avoir intérêt à proclamer la fin de l’homme, quoi que Foucault ait eu alors à l’esprit.
Pour l’essentiel, le livre à deux voix de Nancy et Ferrari – que l’on ne parvient jamais à distinguer au fil de la lecture – tourne autour de la thématique de l’achèvement de l’achèvement, le fait que l’époque ne proclame plus la fin de ceci ou de cela. Or, dire la fin de ces fins-là, c’est dire que ce dont il est question persiste, ou peut-être ne fait que commencer, à moins que le commencement ne cesse jamais, selon le modèle de la création continuée telle que la conçoit Descartes.
Il n’était déjà pas aisé de dire ce qu’il en était d’une fin comme celle de l’histoire, telle que la proclama un propagandiste du Département d’État qui crut bon d’invoquer Kojève pour célébrer la mortelle défaite du communisme et le triomphe ultime du capitalisme. Mais comment dire qu’elle n’est pas finie sans sombrer dans la platitude de ceux qui n’ont même pas cherché à comprendre ce que Kojève avait voulu dire – ou faire dire à Hegel ? Le problème se pose semblablement à propos des autres fins en cause : le risque est grand que, à refuser d’envisager une éventuelle fin de l’auteur ou de l’homme, on ne fasse que retomber dans les pires naïvetés réactionnaires. L’homme n’est pas mort ? Revenons au bon vieil humanisme de sacristie ! L’auteur n’est pas mort ? Vive le romanesque (post)romantique et Jean d’Ormesson dans la Pléiade !
Nancy et Ferrari voient bien cette difficulté, et c’est tout l’intérêt de leur dialogue : ils s’efforcent de penser ce que peut signifier une telle fin des fins, qui n’est pas simplement l’affirmation que cela ne peut que durer indéfiniment, c’est-à-dire sans fin. Quant au commencement, il n’est pas plus aisé à penser puisque l’on n’a pas davantage l’occasion d’assister à ce que l’on saurait être une première fois qu’à ce dont on pourrait se dire que c’est la dernière. Sans doute a-t-on pu se dire que l’attentat contre les tours jumelles marquait la fin de la croyance en la fin de l’histoire – ce que Fukuyama lui-même reconnut – et le commencement de l’affrontement engagé par la mouvance islamiste contre les puissances occidentales. Mais, outre que l’on peut voir le retour en force d’un islam politique commencer avec la révolution iranienne, dix ans avant la date assignée par Fukuyama à la supposée fin de l’histoire, il serait pour le moins hasardeux d’attribuer une telle importance transhistorique à quelque événement que ce fût. Si, en effet, la fin de l’histoire était à la merci d’un événement historique, c’est que l’histoire ne pouvait pas être finie quand ce fut dit.
Tel est le genre de paradoxes qu’affrontent nos deux auteurs et qu’ils ne font, la plupart du temps, que signaler afin de montrer la difficulté, sinon l’impossibilité, d’en sortir. Il n’est pas sûr qu’une énorme somme y parviendrait ; aussi ont-ils eu la sagesse de choisir une forme simple, la plus extrême brièveté, tant du livre dans son ensemble que pour son déroulé. Ils ne nous soumettent aucune démonstration, dont on voit mal en quoi elle pourrait consister, ni même d’amples variations sur la polysémie du mot « fin ». Leur livre est fait de petites formes, parfois quelques mots seulement, jamais plus d’une page, qui se répondent et se relancent, et c’est en quoi il apparaît vraiment à deux voix, même si l’on ne sait jamais à qui revient une pensée. C’est au total un livre d’éveil, après quoi la pensée est lancée pour un parcours sans fin.
Marc Lebiez
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