Marco Filoni le qualifie de « philosophe du dimanche » sans peut-être bien mesurer la portée de ce qu’il ne faudrait pas réduire à une des nombreuses boutades de ce grand provocateur. Il est vrai qu’avant-guerre Kojève pouvait vivre de ses rentes et n’eut donc pas à travailler au sens salarial du terme. On peut supposer que, lorsqu’il dut le faire et entra à la Direction de relations économiques extérieures, il perdit le temps d’écrire de la philosophie « en semaine ». Ainsi se déclara-t-il « philosophe du dimanche », puisqu’il n’écrivait de la philosophie que ce jour-là. Rien, toutefois, ne prouve que, même devenu « éminence grise de la politique commerciale internationale », il aurait négligé la philosophie du lundi au samedi. La chose est même d’autant plus improbable qu’il lui est arrivé de donner des conférences ces jours-là et, surtout, qu’on le voit échanger une correspondance nourrie avec d’autres philosophes de premier plan comme Leo Strauss ou Carl Schmitt, sans parler de ses anciens auditeurs à l’École pratique. En fait, par-delà l’anecdote, la notion de « philosophe du dimanche » a pour Kojève une signification théorique.
Une des choses que connaissent tous ceux à qui son nom dit quelque chose est le contenu de la note de deux pages ajoutée à l’édition (réalisée par Queneau à partir des notes prises lors du séminaire des années trente) de l’Introduction à la lecture de Hegel, dans laquelle est évoquée la notion de fin de l’Histoire. Celle-ci fit couler beaucoup d’encre lorsque Fukuyama s’en empara pour fêter l’implosion de l’Union soviétique. Sans revenir sur cette polémique qui avait plus affaire à la propagande politique qu’au débat philosophique, disons que ce « dimanche » correspond à l’état d’après la fin de l’Histoire.
C’est une reprise du thème de la « fin sans fin » sur lequel Augustin concluait la Cité de Dieu, en évoquant « notre sabbat qui n’aura point de soir mais que doit terminer un dimanche éternel ». Hegel a parlé de « dimanche de la vie » dans la page fameuse de l’Esthétique où il tente d’expliciter ce qui fait « la valeur inestimable » des tableaux hollandais du XVIIe siècle. Cette perfection est liée à la profonde sérénité gagnée par ces « bourgeois industrieux » qui ont bravé tous les dangers pour vaincre la puissance espagnole dont « la domination s’étendait sur une moitié du monde ». Ce dimanche-là n’est certes pas celui de l’eschatologie mais celui dont l’aube se lève après que les fracas de l’Histoire se sont tus.
Queneau, qui connaissait son Hegel, en a fait le titre d’un de ses romans, troisième moment d’une trilogie commencée avec Pierrot mon ami et poursuivie avec Loin de Rueil, à laquelle Kojève a consacré un article de Critique – revue dans la fondation de laquelle il avait d’ailleurs joué un rôle majeur, même si son nom n’apparaissait pas à côté de ceux de Bataille et d’Éric Weil. Remarquons en passant que Jean Piel, le successeur de Bataille à la direction de Critique, avait un profil professionnel comparable à celui de Kojève, puisqu’il fut inspecteur général de l’économie nationale ; il avait aussi des liens familiaux avec Bataille et Lacan, et était ami d’enfance de Queneau – le groupe des auditeurs de Kojève à l’École pratique. Bref, quand celui-ci se dit lui-même « philosophe du dimanche », son propos n’est certainement pas de se comparer aux peintres ou aux automobilistes du même jour. Ce n’est pas se présenter, fût-ce sur un mode ironique, comme un amateur, c’est définir sa position de penseur : au moment de la « sagesse », de même que la trilogie de Queneau formait les « romans de la sagesse ».
Cela, Filoni, ne semble pas l’avoir perçu. Son livre est d’ailleurs curieusement marqué par une absence de compréhension de la manière dont Kojève pensait. Il reste en quelque sorte extérieur à la philosophie. Le portrait qu’il fait est celui d’un personnage fascinant, qui se trouve avoir été philosophe. L’étonnant est que cela ne rend pas son livre mauvais, loin de là. Filoni est allé à la chasse aux documents de toute sorte ainsi qu’aux témoignages oraux et l’on apprend beaucoup de choses sur la formation de Kojève et ce qu’il a fait jusqu’en 1945. L’avant-propos nous promet une « biographie intellectuelle » et la promesse est tenue, d’autant mieux que l’ouvrage se lit avec plaisir. Quant à savoir s’il s’agit là d’une bonne manière « d’introduire à la pensée de Kojève », c’est une autre affaire.
On pourrait d’ailleurs émettre les plus vives réserves sur la possibilité même d’atteindre un tel objectif, si Kojève lui-même n’avait pris un malin plaisir à multiplier les « introductions », allant jusqu’à présenter son Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne comme le « début de la troisième introduction du Système du savoir, qui aurait eu pour titre : Introduction historique du concept dans le temps en tant qu’introduction philosophique du temps dans le concept. »
D'une extraordinaire clarté
Si l’on admet qu’il vaille la peine d’introduire à la pensée de Kojève, le mieux est sans doute d’aller voir le petit texte dont l’existence même était jusqu’ici inconnue et que publie Filoni, parallèlement à sa propre « biographie intellectuelle ». Ce livre porte un titre bien kojévien en ceci qu’il est ouvertement dissuasif : qui peut être tenté d’acquérir un ouvrage intitulé Identité et Réalité dans le « Dictionnaire » de Pierre Bayle ?
Ce sont pourtant cent pages d’une extraordinaire clarté sur une question centrale de la philosophie, dont le titre aurait pu être Qu’est-ce que la raison ? Il s’agit moins d’étudier pour lui-même le Dictionnaire de Bayle que de se demander comment et pourquoi il se fait « qu’à un moment donné la Raison (humaine) arrive à s’opposer à ce qui est pour elle la Réalité, de la manière dont elle le fait dans la pensée d’un Bayle ; et que signifie, au juste, cette opposition pour l’homme et sa Raison ». On conçoit que la fascination qu’exerce un tel texte ne provient pas de facilités séductrices qu’il s’autoriserait. Elle est, comme toujours avec Kojève mais au plus haut point cette fois, un effet de la densité de cette pensée que nous voyons se déployer et de la profondeur qu’elle atteint. C’est la philosophie la plus pure, comparable en cela au cristal spinoziste.
Heidegger, pourtant avare de compliments à l’endroit de ses contemporains qui prétendaient à la philosophie, eut les mots justes dans une lettre de 1967 à Hannah Arendt : « Kojève nourrit une rare passion pour la pensée. » Que cette passion ait pour objet la raison n’est paradoxal qu’à première vue.
Marc Lebiez
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