Steven Sampson : Votre roman évoque pour moi le film Les Copains d’abord (The Big Chill).
Norman Rush : J’essaie d’insérer dans mes livres des références à d’autres œuvres. Pour ce roman-ci, je pensais en effet à ce film. Je raconte une histoire d’amour juste avant le déclenchement d’une guerre.
S. S. : L’amitié serait-elle une forme d’utopie ?
N. R. : Disons que certains des personnages ont une conception rare et idéaliste de l’amitié.
S. S. : L’intrigue se déroule près de Woodstock, lieu symbolique des rêves des années soixante.
N. R. : En 1957-1958, j’ai vécu à la campagne (dans l’État de New York), dans une grande maison en ruine avec un groupe d’artistes et d’écrivains qui ont été « sponsorisés » en quelque sorte par un mécène du nom d’Annie Ruff. J’ai emprunté la localisation de mon roman à cette période de ma vie.
S. S. Mais votre roman n’est pas autobiographique : Ned et sa bande appartiennent à une génération plus jeune.
N. R. : Je voulais que mes personnages aient participé aux événements des années 1970 ; il y a eu une fausse victoire lors de la fin de la guerre du Vietnam – on pensait que c’était à cause des manifestations. Alors que, avec la deuxième guerre en Iraq, l’opposition était encore plus massive.
S. S. : Nina, la femme de Ned, traverse tout le pays à la poursuite de son mari – qui souhaite être seul avec ses copains – parce qu’elle veut un enfant de lui.
N. R. : Avec le déclin démographique, ce sont le plus souvent les femmes qui prennent la décision de se perpétuer. Naguère, les hommes se mariaient parce qu’ils considéraient la famille comme un havre. Le changement touche des cultures très diverses. Au Japon, par exemple, une partie importante de la population ne s’intéresse plus au sexe.
S. S. : Le comportement de Nina n’est pas très érotique.
N. R. : On vit une mutation énorme, je ne fais qu’écrire ce que je vois. J’aurais voulu que leurs rapports soient tendres, mais Nina est surtout animée par le désir d’asseoir sa relation avec cet homme plus âgé, c’est-à-dire de faire un enfant avant qu’il ne soit trop tard ; donc, ça devient un peu mécanique.
S. S. : « Corps subtils » est une expression employée par la mère de Nina.
N. R. : Ça vient de la théosophie, l’idée d’un double éthérique du corps. Mon père y croyait, moi non.
S. S. : Accouplement était écrit du point de vue de l’héroïne ; ici aussi, les voix les plus puissantes sont féminines.
N. R. : En général, le mâle estime qu’il doit tout comprendre à la vie, ce qui est contraignant. Moi, je préfère les personnages à l’esprit fluide.
S. S. : Parlez-moi de vos influences littéraires.
N. R. : J’aime bien Nathanael West pour son côté comique. J´ai été très influencé par les Européens, notamment Gide : Les Faux Monnayeurs m’a appris ce que pouvait être un roman d’idées sur la politique.
S. S. : Considérez-vous Corps subtils comme un roman d’idées ?
N. R. : Bien sûr. D’abord, sur l’amitié. Qu’est-ce que l’amitié ? Se construit-elle au fil du temps ? Est-elle liée à l’essence d’une personne, à ses virtualités lorsqu’elle est jeune et que tout est encore possible ? Aux ambitions qu’elle partage avec un cercle restreint de proches ? Ensuite, le temps passe, les gens échouent ou s’accomplissent un peu. Et, pour reconstituer l’amitié, la question des ambitions anciennes se pose. Quand on est jeune, on révèle ses aspirations, ses « corps subtils » ; après, ça devient trop douloureux.
S. S. : Nina dit que les hommes n’ont pas de véritables amis, que chez eux l’amitié se casse pour un rien, tandis que les femmes nouent des liens plus solides.
N. R. : Dans mon expérience, c’est rarissime que l’amitié masculine perdure. Les hommes ont besoin d’un prétexte, d’un lien social, philosophique, ou scolaire, d’une passion partagée, comme la philatélie. C’est fragile. Avant, les hommes avaient des organisations fraternelles – assez artificielles –, comme les Odd Fellows, mais tout ça n’existe quasiment plus.
S. S. : Pourtant, dans Corps subtils, les personnages restent amis.
N. R. : Ils sont toujours en contact ; pour redevenir amis, il fallait qu’ils se réunissent. Ce n’était plus de l’amitié, mais seulement son reflet, ils ne s’entraidaient plus. Et puis Nina est arrivée… comme dans Those wedding bells are breaking up that old gang of mine (chanson de 1929, reprise en 1954 par The Four Aces) ; alors ils essaient de reconstruire leur utopie masculine, forgée quand ils n’avaient pas encore de petites amies, et ce dans un contexte où le pays s’enlise dans une guerre hideuse et sanglante. L’opposition à cette guerre devient la forme minimale de ce que leur amitié représentait autrefois.
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C’est ainsi que Ned pousse ses camarades à signer une pétition contre la guerre de Bush. Cela dit, la dimension politique du roman reste secondaire, les préoccupations du narrateur sont ailleurs, du côté de la notion de « sublime », objectif visé par les amis lorsqu’ils étaient étudiants à NYU : « Tous voulaient atteindre au sublime dans le travail, dans l’amour, dans la compréhension du monde. Il était essentiel de ne pas faire l’idiot, dans aucun de ces domaines. Avec Claire, Douglas avait apparemment une longueur d’avance sur les autres, au niveau du sublime de l’amour. »
C’est le sublime de l’amour – incarné par Claire – qui passionne les personnages. « Claire » : lucidité, pureté, stérilité. Après la fac et sa rupture d’avec Douglas, Claire passera sept ans avec Ned – sept ans de vaches maigres ? Période pendant laquelle, à l’insu de son amant, elle essaiera de faire un enfant avec Douglas, son ex-ami, tout en protégeant son utérus des spermatozoïdes de son nouveau partenaire. Puis Claire entretiendra une relation lesbienne, écartant définitivement la perspective d’une reproduction biologique.
Heureusement, les aficionados de la fécondation ne seront pas déçus, grâce à Nina. En poursuivant avec acharnement les organes génitaux de son mari, elle permet à Corps subtils de s’inscrire dans la lignée des Copains d’abord et du Nouveau Testament. L’enterrement de Douglas – mort dans un accident – deviendra le prélude à une nouvelle vie, le défunt ayant sacrifié son corps pour que d’autres puissent vivre.
Avec une telle puissance d’outre-tombe, Douglas ne démontre-t-il pas que le corps le plus « subtil » était le sien ? La grossesse serait-elle la dernière utopie ?
Steven Sampson
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