Mais sa vocation première n’est-elle pas d’écrire, bien qu’il soit devenu assez tard producteur de textes - en 1987, à trente-trois ans - puis romancier à 57 ans seulement, avec le remarquable Les Trapézistes et le Rat (QL n° 816 du 15 septembre 2001) ? Tel est en tout cas le choix opéré par les organisateurs d’un colloque universitaire qui s’était tenu à Saint-Étienne en 2010, et dont les actes, recueillis par la revue Le genre humain, dirigée par Maurice Olender, sont publiés au Seuil.
Tout colloque comporte des contributions inégales. Celui-ci ne déroge pas à la règle mais propose dix-huit articles dont chacun a au moins le mérite de ne pas dévier de la problématique de ce travail collectif. On y interroge notamment le rapport que Fleischer écrivain entretient avec son autre activité principale, la création et la manipulation d’images, qu’il s’agisse pour lui de préparer une « installation » dans un quelconque espace public, ou d’acculer Jean-Luc Godard dans ses retranchements pour en fournir un portrait critique révélateur, donc cruel (Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard, 2010). Et pourtant, jamais le propos de l’intervenant ne s’écarte de la question centrale de l’écriture, ce qui se fait avec des mots, non avec des images, bien qu’une part d’imagerie sonore entre dans la pratique romanesque très personnelle de Fleischer, qui profère oralement ses textes sans les avoir préalablement couchés sur le papier, donc mélange sa propre voix aux mots qu’il assemble et dicte avec lenteur.
N’est-ce pas d’ailleurs grâce à ce mode de production singulier (une variante du gueuloir flaubertien), à ce malaxage des phonèmes à haute voix - celle de l’auteur, profonde et grave, comme d’un Leonard Cohen rajeuni, est très belle -, que la phrase de Fleischer, longue et sinueuse, musicale et rythmée, syntaxiquement impeccable et savamment répétitive à la manière de Proust (et de Phil Glass) se révèle dans presque chaque livre si riche de grain, de vibration et de corps, si intrinsèquement sensuelle ?
Intimité chuchotée, puissance de l’élocution mais aussi féminité diffuse, cette écriture paradoxale, d’essence poétique, s’élève néanmoins sur un fond mouvant d’ombres tenaces, celles que la hantise de la Shoah, de l’effacement du yiddisland, de la Mitteleuropa engloutie, ont sédimentées dans la sensibilité à jamais blessée d’un artiste d’origine juive et hongroise.
L’art de Fleischer est un métissage vertigineux des cultures et je ne vois guère, en France aujourd’hui, de romancier dont l’œuvre possède une épaisseur et une richesse esthétique comparables. C’est ce qu’ont très bien mis en lumière les deux contributions les plus abouties d’un ensemble dont aucun élément n’est indifférent. Dans « La mère disparue : “Comment le monde peut-il continuer ?” », Jutta Fortin souligne avec tact, à propos du roman Les Angles morts (Seuil, 2003), l’importance de la thématique de la disparition, l’obsession d’une momification des êtres de chair, que Fleischer a mises en scène de façon si saisissante dans Mummy, mummies, un de ses essais les plus troublants (Seuil, 2002). Quant à Hubert Damisch, il conclut le colloque par une interview de l’écrivain en parvenant à faire éclairer par ce dernier, magistralement, la cohabitation en lui de l’homme d’images avec l’homme de mots.
Proche en cela du surréalisme authentique, celui de Breton, Fleischer a toujours mis la femme, souvent quasi divinisée mais pas du tout aseptisée par la sanctification, au centre de son univers romanesque. Loin de toute vulgarité racoleuse, et en cela fort éloigné des modes actuelles, c’est un auteur érotique à qui le distinguo bien-pensant entre sexualité autorisée et pornographie prétendue est étranger. Était-il pour autant inévitable qu’il fût fasciné par Sade ? Sans doute, mais à une double condition : que ce dernier apparût, selon le principe moteur cher à Breton du « signe ascendant », comme « l’esprit le plus libre qui ait jamais existé », et que, par voie de conséquence, ses monstrueuses déviances fantasmées vinssent couronner, à la manière d’un délire obsidional, un tempérament excessif certes mais non point criminel.
Dans Sade scénario, reflet assez pâle, puisque composé de mots destinés à des « producteurs », d’une mise en images de la vie du marquis, sans aucun début de réalisation cinématographique, le lecteur se voit donc imposer moins une hagiographie de l’auteur de Justine qu’une tentative de réhabilitation complète et argumentée. Comme Alain Fleischer possède une honnêteté foncière, dans une solide introduction il passe en revue les interprétations canoniques de Sade, et ne cache en rien les réserves ou même les condamnations morales que les meilleurs exégètes de l’œuvre, Klossowski, Blanchot, Lacan, Foucault, Deleuze, ont pu formuler. En fin de parcours, avec le même souci des faits et la même absence de parti pris, il raconte par le menu la genèse du projet, ses avatars successifs et, chemin faisant, ce que furent ses rapports avec le milieu du cinéma. C’est une mise au point sincère et véritable, passionnante.
Cependant, le corps du livre est occupé par le scénario lui-même, qui suit à partir de l’enfance les étapes d’une existence d’aristocrate méridional avide de plaisirs, insouciant jusqu’à la candeur, absolument et obstinément libertin malgré les dangers encourus, finalement broyé par un système politique et social fonctionnant, sur le mode « surveiller et punir », en liaison avec l’appareil coercitif de l’Église toute-puissante.
Dans cette perspective, Sade apparaît comme une victime : plein de défauts (orgueil de caste démesuré, absence de maîtrise de soi, de délicatesse, de sens des limites à respecter en toutes choses) mais surtout poursuivi par la haine d’une belle-mère dont il a négligé les avances, persécuté par des argousins véreux, embastillé sous tous les régimes pour subversion indécrottable et appétit sexuel hors normes, en résumé une sorte d’histrion pathétique masquant un écrivain génial, personnage globalement positif.
Réalisé, le film aurait-il convaincu ? Les hypothèses du cinéaste, qui ne peut accepter l’idée que Sade ait été aussi, tout de même, un sadique - sa propre révulsion devant le sadisme avéré du nazisme, devant la violence érotique en particulier, le rend peut-être sur ce point aussi volontairement aveugle qu’André Breton –, ne sont nullement ridicules et chaque artiste se crée le Sade (ou le Casanova, voir Fellini) qu’il veut. On peut toutefois ne pas les partager.
Mais en tout cas le scénario, qui adopte une sage progression chronologique en ne se permettant, au titre de fantaisie structurelle, que de rares incursions abruptes dans la triste vieillesse de Sade devenu obèse, ou même dans le monde contemporain, manque au moins d’audace formelle et ne saurait évoquer vraiment une destinée tissée de bruit et de fureur, jalonnée de livres aussi sulfureux. De cette timidité esthétique, imputable au souci de ne pas rebuter une production éventuelle, Alain Fleischer est tout à fait conscient. Il évoque, dans les dernières lignes de sa réflexion actuelle sur l’avortement d’un projet auquel une partie de lui-même tient fermement, la possibilité d’écrire un autre scénario qui rendrait mieux compte de cette « explosante fixe » (Breton) que constitue une des œuvres les plus scandaleuses de tous les temps. Sait-on jamais ?
Maurice Mourier
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