Une vie, une année..., deux titres qui évoquent d’emblée l’unicité au féminin. Pourtant, quel que soit l’objet désiré, il n’est jamais unique, il finit toujours par se décliner à répétition. Et l’être désirant, qu’il arrive à l’obtenir ou pas, ne peut s’empêcher de retourner en arrière afin de revivre sa quête initiale, transformée en recherche artistique. L’objectif, c’est de capter le moment du déclic, le big-bang, l’instant glorieux qui engendre un nouvel univers. Il s’agit d’une révélation. Serait-ce elle, la véritable héroïne ?
En tout cas, elle est au cœur d’Une vie pornographique de Mathieu Lindon : « L’héroïne met un nom sur les choses de la vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et indépendance. »
L’héroïne et l’écriture semblent identiques : une façon de nommer les phénomènes. Perrin est doublement dépendant, en tant que drogué et en tant que narrateur. Son addiction ne lui a pas apporté que de l’éphémère, l’existence du récit le prouve. Elle n’en est pas seulement le sujet, mais la matière, à l’instar de certains romans précurseurs du genre, qui vont jusqu’à glisser des références à la nourriture dans leurs titres mêmes, comme si le lecteur devait les avaler : Les Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas De Quincey ou Le Festin nu de William Burroughs. La parole incarnée.
Étaler la substance exaltée devant les yeux fascinés du public relève de l’impudeur, voire de la pornographie. Perrin est maître-assistant à l’université de Tours, apparemment dans une UFR ayant à voir avec la culture, donc il s’y connaît en représentation. Mais sa vie universitaire ne l’occupe que deux jours par semaine, ce qui le libère pour l’assouvissement de sa véritable passion à Paris, l’héroïne de ce roman.
Non seulement celle-ci est infidèle, mais elle l’entraîne dans un demi-monde de dealers et de criminels où il n’est pas vraiment à sa place. Tout en l’empêchant d’avoir des aventures érotiques à côté parce que, maîtresse dévorante, elle aspire la vitalité de son amant, le laissant sans appétit sexuel. Sa fascination tient en partie à ses paradoxes : « L’héroïne manque de chair, elle délivre Perrin du sexe. » Délivré des besoins corporels, il peut enfin sublimer. Mais sublimer dans quoi ? L’énergie libérée par l’héroïne, où peut-on la canaliser ? La vie de l’héroïnomane devient un circuit fermé stérile, engendrant une absurde sublimation: « Il sublime sa vie sexuelle dans sa vie non sexuelle. »
Comme dans toute histoire d’amour, il y aura une rupture. Qui sera suivie d’une nouvelle liaison, laquelle s’avérera être une répétition de la précédente. Perrin part au Brésil pour rendre visite à son ami Lusiau, qu’il a connu par l’héroïne. À Sao Paulo, ils descendent dans des endroits insalubres et dangereux, à la traque d’une autre poudre blanche, moins chère celle-ci mais dont les effets sont tout aussi éphémères. Perrin découvre qu’on ne lâche jamais sa première passion, même si elle change de visage. Même si on la partage impudiquement avec ses amis, dans la vie ou à travers l’écriture.
Dans Une année qui commence bien, roman autobiographique, Dominique Noguez soulève aussi la question de l’indécence. Il annonce la couleur dès la première phrase : « Je vais essayer de tout dire. » Pourtant, c’est un auteur qui considère l’aveu comme « le comble de l’impudeur » et a longtemps « répugné » à parler de ses affaires sentimentales. De fait, l’histoire racontée ici rappelle sur certains points celle d’Amour noir (prix Fémina 1997), si ce n’est que l’auteur ne se cache plus derrière la fiction d’une passion pour une jeune femme antillaise écrite sous le signe de Lolita. Ici, il s’épanche enfin sur le mystère de son homosexualité.
Si, chez Mathieu Lindon, les rencontres érotiques servent de toile de fond à un récit sur la toxicomanie, dont les consommations de drogue sont les véritables temps forts, chez Dominique Noguez c’est l’érotisme qui est mis au premier plan : « J’ai l’air de n’avoir vécu en cette période que de sexe ou pour le sexe. » Quelle est alors la valeur de la vie intellectuelle, puisque le narrateur consacre à celle-ci l’essentiel de son énergie ? Quand il n’est pas en train de rédiger Les Martagons ou son journal intime, grâce auquel, deux décennies plus tard, il a pu donner une densité admirable à Une année qui commence bien, il assiste aux conférences et aux réunions littéraires, et se nourrit de pièces de théâtre et de spectacles d’opéra.
Il rencontre Cyril Durieux, l’amour de sa vie, un après-midi du mois d’octobre 1993, lors d’un colloque à la Société des gens de lettres. C’est la première fois depuis longtemps qu’il se sent attiré par un blond. Leurs affinités sont à la fois spirituelles et charnelles. Comme Perrin avec l’héroïne, son obsession de Cyril fait perdre à Dominique son appétit pour le reste. À commencer par son goût pour les longues discussions : « Rien de mieux que la conversation, rien de mieux pour tromper le désir. Le vrai sexe, l’animalité pure n’ont pas besoin de mots : les mots tuent le désir et son animalité. »
Pourtant, le temps qu’il passe avec Cyril se compose surtout de voyages et de soirées culturelles d’un grand raffinement, aux dépens de l’animalité, comme si son érotisme devait être sublimé au moment même où il naît. Lorsqu’il imagine leur vie commune, qui n’adviendra jamais, il songe à des sorties à l’opéra, où les deux amants en smoking iraient voir Don Giovanni, La Damnation de Faust, Carmen et Tosca. Effectivement, l’annulation de cette dernière soirée, en raison d’une grève, fut l’une des dates les plus « cruelles » de cette année turbulente, parce que le narrateur était rentré spécialement de Kyoto, où il faisait un séjour au Centre culturel français, afin d’assister avec son amoureux à une représentation mise en scène par Werner Schroeter. Du coup, ils n’iront voir ensemble qu’un seul opéra, un Carmen « médiocre ».
Le non-sacrifice de l’héroïne de Tosca – du fait que le spectacle n’a pas eu lieu – fait écho à celui du narrateur. Il ne s’est jamais vraiment donné à Cyril, ou était-ce l’inverse ? Il s’est préservé pour le faire plus tard à ses lecteurs, en leur livrant Une année qui commence bien, qu’il étale devant leurs yeux dans toute son érudition et son animalité : « J’ai l’impression parfois d’être comme le personnage du Marchand de Venise, contraint à s’amputer d’une livre de sa propre chair. »
Steven Sampson
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