La philosophie a besoin de tels maîtres, qui ne sont d’ailleurs pas forcément des professeurs : Kojève ne l’était pas. Wismann le fut, d’une certaine manière, mais dans les marges de l’Université, après que Paris-IV se fut débarrassé de cet Allemand sans avenir en France, lui préférant, pour succéder à Levinas, quelqu’un dont le principal mérite était d’avoir été le secrétaire de Charles Maurras et de briller par la virulente conjonction de l’antisémitisme et de la germanophobie. L’affaire fit à l’époque quelque bruit et puis, grâce à Jacques Le Goff et à François Furet, l’EHESS ouvrit sa porte à Wismann, qui bénéficia ainsi de la liberté de poursuivre ses travaux avec de petits groupes de passionnés.
Un de ses apports fut de faire découvrir aux Français l’importance de Walter Benjamin dont, malgré les efforts de Maurice Nadeau, la diffusion était restée confidentielle. Il y eut un colloque retentissant à l’Institut Goethe puis la création et la direction de la collection « Passages », dans laquelle furent édités les actes de cette journée mémorable puis cent cinquante ouvrages. Les Français virent ainsi apparaître la philosophie allemande dans toute sa diversité, qui ne se résumait plus à l’opposition entre la mouvance heideggérienne et celle de l’école de Francfort. Même si le mot passages lui avait été inspiré par le titre du grand œuvre de Benjamin (traduit par Jean Lacoste), il disait parfaitement la position qui fut celle, deux décennies durant, de Wismann comme éditeur.
À défaut d’une « hétérobiographie » qui n’aurait évoqué que les rencontres marquantes, voici aujourd’hui une autobiographie intellectuelle propre à faire sentir la cohérence d’une pensée dont la multiplicité des facettes a pu dérouter. On voit ainsi ce que put être, dans l’Allemagne bombardée, l’enfance du fils d’un intellectuel allemand nationaliste et francophile, tué de longs mois après la guerre dans un camp russe de l’Arctique. Il est difficile au fils de comprendre comment cet homme à qui l’antisémitisme était étranger a pu, comme tant d’autres Allemands, se laisser prendre au nazisme. Il a sans doute raison d’insister sur « l’aveuglement de cette génération qui n’a rien voulu savoir des horreurs nazies ». Loin d’être une dénégation, cela porte beaucoup plus loin que de feindre de croire que tout un peuple aurait été saisi d’une étrange méchanceté dont il aurait eu le sombre monopole. Car, contre un tel aveuglement, nul n’est immunisé. On peut avoir été torturé comme résistant et devenir tortionnaire en Algérie ; on peut vouloir renvoyer chez eux tous les immigrés et refuser de se représenter la réalité des rafles que nécessiterait l’application d’une telle mesure.
Ces « vagabondages » ne représentent qu’une quarantaine de pages destinées surtout à faire saisir la position particulière de Wismann, entre l’Allemagne et la France, avec leurs deux langues qu’il maîtrise également, et aussi avec cette autre à laquelle il a consacré ses travaux : le grec. C’est l’occasion de nommer celui qui l’a aidé à trouver sa voie : Jean Bollack, avec qui « le déclic s’est fait très simplement, parce qu’[il] étai[t] réellement fasciné par lui ». Il n’y a rien d’étonnant à avoir été fasciné par Bollack ; il est plus rare d’avoir été reconnu par lui comme un pair, digne de cosigner un livre, qui plus est celui qui avait en quelque sorte valeur de manifeste. On peut toutefois comprendre ce qui, chez Wismann, a intéressé Bollack, outre sans doute une belle capacité de travail : ce qui devait déjà apparaître comme une authentique réflexion philosophique, dont une des clés est justement cette manière qui lui est propre de « penser entre les langues ».
Wismann n’est pas simplement un helléniste maîtrisant à la fois le français et l’allemand jusque dans les subtilités des niveaux de langue ; l’espèce n’en est pas encore tout à fait éteinte. Sa particularité tient à la position qu’il adopte par rapport à ces trois langues, sa décision de consacrer son effort de pensée précisément à la richesse de « l’effet Babel », en rêvant d’une Pentecôte où chacun parlerait sa langue et où tous s’entendraient. Même si l’on peut reconnaître un effet de son influence dans le projet même du Vocabulaire européen des philosophies (1), il ne s’attache pas prioritairement au lexique : on ne l’a pas attendu pour savoir que les acceptions de Geist, mind et esprit ne se recouvrent pas. Ce qui l’intéresse, c’est la syntaxe, laquelle est porteuse de ce qu’ont d’irréductible l’esprit d’une langue et celui d’une autre. Entre sein et être, la différence essentielle n’est pas d’ordre sémantique : elle découle de la structure de la phrase dans laquelle ces deux verbes qu’on croirait équivalents trouvent une place qui, justement, n’est pas équivalente. Heidegger en déduisait que le français est inapte à la philosophie mais lui-même brisait délibérément la syntaxe des textes qu’il commentait et prétendait révéler l’épaisseur supposée de mots pris isolément. Accueillis par Bourdieu dans un des premiers numéros d’Actes de la recherche en sciences sociales, Bollack et Wismann avaient fondé sur cette opposition une vigoureuse critique de la démarche heideggérienne, plus dévastatrice que des considérations politiques qui montrent certes un personnage peu sympathique mais échouent à faire la preuve de leur pertinence philosophique. Preuve que le coup avait porté, la défense s’en était tenue à un mot de trois lettres.
Si la pensée de Wismann s’est formée en particulier dans la rencontre avec l’œuvre de Walter Benjamin, qui « a fait de l’allemand une autre langue que l’allemand de son époque », ses travaux majeurs ont porté sur les présocratiques et, en premier lieu, Héraclite, lu en compagnie de Bollack d’une manière qui a scandalisé conjointement sorbonnards et sectataires de Heidegger. Du penseur obscur, du prophète de l’estre, cette lecture, fondée sur la « façon dont Héraclite trousse ses phrases », mettait en avant une réflexion sur la parole, sur l’écart entre le dire et le dit. Et après Héraclite est venu Démocrite. Il y avait eu Homère et Hésiode, il y aura Platon puis, héritier de Démocrite, Épicure.
Voilà ce que raconte ce livre destiné en quelque sorte à être entendu. La parole ne peut jamais entrer dans les détails d’une argumentation scientifique, elle paraît toujours avoir quelque – peut-on dire de français ? Il serait absurde d’en faire reproche à celui qui s’est résolu à nous parler ainsi, car les livres existent et il est loisible de les consulter à qui voudrait en savoir plus sur la lecture proposée de toute une généalogie de penseurs. Le ton n’est pas celui de la conversation plaisante, plutôt celui d’une parole enveloppante qui charme. Autant dire que ce livre se lit avec délices. Reste à espérer qu’il incitera ceux qui auront été séduits à aller y voir de plus près dans les ouvrages techniques publiés depuis une quarantaine d’années, par Wismann seul ou en collaboration avec Bollack. C’est là que les discussions techniques peuvent se jouer, car on peut être séduit sans pour autant que la conviction soit totale – mais qui se plaindrait qu’un philosophe donne à penser, fût-ce contre lui ?
Si un regret doit être formulé, il est d’un autre ordre. Les pages consacrées au Timée de Platon renouvellent l’approche d’un des traités qui auront le plus fasciné les philosophes, de la fin de l’Antiquité à la Renaissance. En outre, elles ouvrent sur une interprétation inattendue de la musique occidentale. On est ébloui et l’on voudrait se précipiter vers le livre que Wismann ne peut manquer d’avoir composé sur le sujet, en quoi on pressent son grand œuvre, que Pierre Vidal-Naquet disait son impatience de lire. Seulement voilà, il semble que cette publication ne soit pas jugée assez rentable…
- Sous la direction de Barbara Cassin, Seuil, 2004.
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