«Au milieu de l’aire gisait une femme morte, le ventre vers le ciel, les bras en croix et les jambes légèrement écartées. On voyait un trou rond sur un côté de son cou et sur la terre la tache sombre d’une mare de sang qui avait déjà séché. » Plus haut, dans la maison, on trouve une jeune fille, « plus maigre et totalement nue, avec seulement ses espadrilles aux pieds et des bas de laine blanche en dessous des genoux », puis une fillette dont « la tête était presque détachée, et le visage noir et défiguré comme si on avait voulu le brûler ». Finalement, un peu à l’écart, le corps du père, lui aussi égorgé, « au pied d’une mangeoire en maçonnerie, bien nettoyée par les coups de langue des vaches ». Cette scène, où les êtres semblent avoir été happés par une force prodigieuse, stupéfie littéralement.
Le crime fascine, ce n’est pas neuf. Les massacres, l’impénétrabilité du déchaînement de la violence, cette sorte d’irruption de la sauvagerie dans le champ de la civilité, mettent en cause la mesure même de la communauté humaine. Ces moments désarticulent la réalité du monde. On pense immédiatement à Moi, Pierre Rivière…, à La Maison assassinée de Pierre Magnan, et surtout à l’extraordinaire De sang-froid de Truman Capote, modèle de ce que peut l’écrivain face à l’énigme du massacre. L’écrivain, celui qui pense, réordonne quelque chose dans ce chaos, interroge l’après, élabore une solution. Pep Coll – auteur prolifique dont n’a été traduit en français que le beau Sauvage des Pyrénées en 2010 – s’intéresse au massacre d’une famille en 1943 dans un hameau des montagnes catalanes. Certes, le narrateur est lié biographiquement aux événements qui ont marqué son enfance, puisqu’il connaît, comme tous les habitants du coin, les coupables, qu’il a vécu à leur côté, les a craints comme les enfants s’effraient des monstres des contes de fées. Pourtant, l’intérêt de ce livre, qui s’inscrit dans un mouvement de la littérature contemporaine décortiquant des faits historiques, procédant à la fois du document et de la fiction – dont on peut sérieusement mettre en doute la pertinence –, ne réside pas dans l’exploration stricte du faits divers, mais plutôt de ce qui le déborde et qu’on n’imagine pas.
La forme de ce « roman » – puisque c’est ainsi que le livre est désigné – surprend. Coll ne fait pas le choix d’une narration linéaire mais, au contraire, l’éclate, la décompose, l’aborde sous toutes sortes d’angles. Ce n’est pas seulement une polyphonie, une diversité de points de vue qui éclairerait une vérité, mais une série de brèves biographies – des membres des familles concernées (disparus et meurtriers) comme de personnages périphériques dont certains semblent très éloignés de l’affaire (les juges, les voisins, un général républicain, l’avocat et son assistant, le curé, les propriétaires…) – qui s’interpénètrent pour dire à la fois le crime et tout ce qui l’entoure. Et c’est dans ce procédé inédit que réside tout l’intérêt de l’ouvrage de Pep Coll. Car s’ouvre alors une circulation stimulante entre la question du crime, la culpabilité des meurtriers, la manière dont la vie se maintient autour du secret terrible, et l’Histoire proprement dite. Coll révèle un processus de l’histoire espagnole après l’avènement du régime franquiste à partir d’un détail minuscule.
Affranchissant son écriture de toute forme de pathos – c’est ainsi qu’il faut interpréter la sécheresse du style, semble-t-il –, il démontre, par petites touches, comment la structure politique générale du franquisme rend possible l’impunité des coupables. Ces cercueils sont ceux d’une famille exterminée, mais aussi d’une certaine idée de l’Espagne, d’une exigence de vérité. Le roman relie le silence qui entoure le crime à la complexité politique du temps, aux fautes des uns et des autres, aux haines sourdes qui imprègnent la communauté et l’obligent à un secret dont l’Espagne ne finit pas de s’employer à sortir. Coll raconte la fin d’un monde, l’effondrement d’une ruralité séculaire qui s’abîme dans un événement monstrueux. Son livre met en scène, sur un plan presque métaphorique, le triomphe d’une certaine modernité. Et tout y passe : la religion, l’économie, la politique, la justice… Il explore, par le biais de ce fait divers, la nature d’un silence qui ne peut jamais être vraiment condamné. Il en fait saillir les paradoxes de l’Espagne. Habité par un sentiment puissant de nostalgie et de perte, Coll fait du microcosme qu’il décrit, d’un événement isolé, le terreau d’une pensée beaucoup plus ample sur l’effondrement moral d’un pays.
Hugo Pradelle
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