Quoiqu’il n’ait guère été mis en évidence avant Vaihinger, le concept de « comme si » est présent chez Kant, en des nœuds stratégiques de son système. Ce pourquoi il est convenu de classer Vaihinger au rang des néo-kantiens, notion tellement élastique qu’elle ne signifie pas grand-chose de précis. Il est plus simple et plus sûr de reconnaître en Kant l’ancêtre commun à tous les courants philosophiques vivants.
Le « comme si » apparaît lorsqu’il s’agit de formuler l’impératif catégorique : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Mais aussi dans le domaine théorique : « Vous devez raisonner sur la nature comme si, pour tout ce qui appartient à l’existence, il y avait un premier fondement nécessaire, et ce uniquement pour introduire une unité systématique dans votre connaissance. » La même méthode s’applique encore lorsque, dans la Critique du jugement, il s’agit de comprendre la spécificité du vivant. Kant introduit alors l’idée de cause finale, c’est-à-dire de « penser la différence entre un produit naturel et un produit de l’art en raisonnant comme si le premier était régi par une finalité interne ». Et ce ne sont pas des citations éparses ; le concept de « comme si » peut vraiment être utilisé comme clé d’entrée dans la pensée de Kant.
La démarche de Vaihinger n’est pas ici celle d’un historien de la philosophie ; ce concept qu’il a mis en évidence chez Kant, il l’utilise pour son propre compte, en lui donnant une tout autre extension, d’où l’intérêt de sa démarche que l’on peut qualifier de « fictionaliste ».
Le « comme si » de Kant est une fiction au sens où l’on feint de penser que… (qu’il y a une finalité interne au vivant, que la maxime de mon action peut être universalisée, etc.). Vaihinger en généralise la portée en interprétant la fiction comme ce que l’on sait faux, le fictif. Ce n’est plus très kantien mais cela ouvre des horizons intellectuels fascinants.
Il prend ses exemples aux plus assurées des sciences, à commencer par les mathématiques. Une notion comme celle de quantité infinitésimale ne peut renvoyer à aucune réalité puisqu’on la définit comme plus petite que n’importe quelle quantité existante. C’est donc une fiction : rien de tel ne peut exister. Et pourtant l’histoire des mathématiques montre que l’on peut en faire un concept fructueux. De même à propos de l’atome, dont le nom dit qu’il est indivisible alors que les physiciens ne lui ont donné le statut de concept que le jour où ils ont mis en évidence son caractère divisible, ne serait-ce qu’entre le noyau et les électrons. On pourrait aussi penser à l’usage des nombres irréels en mathématiques, ou même à celui des irrationnels en physique. Vaihinger considère que le même paradoxe peut être observé dans la théorie économique : dans La Richesse des nations, Adam Smith fonde ses déductions sur l’axiome selon lequel les hommes seraient motivés exclusivement par le profit individuel, axiome sans doute fécond mais qui serait lui-même fictionnel.
Bouriau illustre l’approche de Vaihinger en citant un célèbre problème, celui du père qui possède dix-sept chameaux et veut en léguer plus de la moitié à son fils aîné, au moins le tiers au cadet et au moins un neuvième au benjamin. Le problème se résout aisément si l’on fait comme si le nombre de chameaux à partager était dix-huit. C’est faux et pourtant c’est ainsi que l’on parvient au résultat (neuf, six et deux). La fausseté dont on a eu besoin pour résoudre le problème est éliminée, et pourtant il a fallu en passer par elle. Il ne s’agit pas, comme on le dit souvent et à tort, d’une hypothèse car celle-ci pourrait au bout du compte apparaître avérée. D’une hypothèse, on ne sait pas si elle est vraie ou fausse ; on la suppose vraie et l’on voit ce que cela donne. Là, non, c’est une fiction, connue d’emblée comme fausse : le vieux a dix-sept chameaux et pas dix-huit.
On pourrait ne voir là qu’une curiosité intellectuelle, sinon un pur jeu de l’esprit bon pour qui s’en tient à des problèmes de logique, si un des traits de la pratique philosophique n’était l’exportation de concepts. Vaihinger reprend à son compte le raisonnement développé en 1798 par le jeune philosophe Friedrich Karl Forberg. Supposons un athée qui, tout en ne doutant pas de l’inexistence de Dieu, respecte scrupuleusement toutes les exigences posées par la religion sans en attendre, bien sûr, la moindre récompense divine. Agissant ainsi comme si Dieu existait tout en étant convaincu du contraire, il « veut le bien pour lui-même » et non « pour l’avantage qu’on en peut attendre non en ce monde-ci, mais dans un autre ». Commentant ce propos de Forberg, Vaihinger conclut que cet athée atteint « le point le plus sublime où l’esprit et le cœur humain puissent s’élever ». D’une moralité bien supérieure donc à celle du croyant. On voit à quel point vertigineux peut mener la réflexion sur le comme si.
Christophe Bouriau, à qui l’on doit la première traduction française du livre de Vaihinger (1), en présente ici les enjeux. Son livre est divisé en quatre parties, correspondant à quatre moments successifs. Tout d’abord, il cherche à dégager les sources de la pensée de Vaihinger, du côté de Kant bien sûr, mais aussi de Schopenhauer ainsi que de Lange, l’auteur d’une Histoire du matérialisme publiée en 1874 et qui eut un grand retentissement. Puis il le confronte à ses contemporains Peirce, Dewey et William James, en se demandant si l’on peut rapprocher la philosophie du « comme si » du pragmatisme, dans quelle mesure et de laquelle de ses variantes. Après quoi, il analyse la postérité de ce fictionalisme chez quatre auteurs aussi différents qu’importants : Rudolf Carnap, Aldous Huxley, Hans Kelsen et Alfred Adler. Enfin, il nous présente l’actualité de ces problèmes dans la philosophie contemporaine, principalement d’obédience analytique, au sens anglo-saxon du terme.
On est là devant un livre solide, d’approche aisée malgré quelques lourdeurs d’expression où l’on retrouve des tics d’écriture universitaires. Un livre utile et plaisant, qui donne bien à comprendre des problèmes peu familiers. Le lecteur ne le suit pas forcément sur tous les chemins qu’il emprunte – est-il, par exemple, si utile de comparer le fictionalisme de Vaihinger avec les diverses variantes du pragmatisme ? Admettons que cette comparaison aide à mieux cerner les spécificités de cette pensée originale. Mais on ne demande pas à un livre de philosophie de dire ce qu’il convient de penser ; les désaccords éventuels ne sont pas une objection, ils prouvent que le débat a été ouvert. Quand un livre fait sentir tout l’intérêt d’un problème que l’on n’avait même pas deviné, et donne ainsi à penser, il peut être considéré comme un bon livre. C’est le cas de celui-ci.
- Publiée chez Kimé en 2008.
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