Je partirai de trois œuvres, ou plutôt de trois extraits d’œuvres, de Mozart : le mouvement lent du Concerto pour piano et orchestre n° 21 K. 467 ; le troisième mouvement, Adagio, de la Sérénade pour instruments à vents K. 361, dite « Gran Partita » ; le trio vocal « Soave sia il vento » du 1er acte de Cosi fan tutte, qui met en scène Fiordiligi, Dorabella et Don Alfonso.
Ces trois pièces ont en commun d’être bâties sur un ostinato rythmique, c’est-à-dire sur la répétition incessante dans l’accompagnement d’une figure rythmique particulière : triolet dans le premier cas, syncope dans le deuxième, doubles croches dans le dernier (où l’ostinato n’est d’ailleurs pas uniquement rythmique). Comment un tel carcan peut-il donner naissance à des pages aussi merveilleuses ?
Un siècle plus tard, un autre chef-d’œuvre, dans un registre apparemment éloigné : l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, et notamment son chapitre II : « De la multiplicité des états de conscience : l’idée de durée ». Pour Bergson, tout milieu homogène doit être considéré comme relevant de l’espace, quand bien même il s’agirait de ce qu’on appelle ordinairement le « temps ». Lorsque, par exemple, nous comptons les coups successifs d’une horloge, nous juxtaposons des unités identiques dans un espace idéal : cette opération, nous ne l’effectuons manifestement pas dans le temps.
Au temps des horloges Bergson oppose la durée pure, pure précisément de toute contamination par les attributs de l’espace. La vie de la conscience, en un mot. Et Bergson fait de la mélodie une incarnation de la durée, de cette « multiplicité confuse » qu’il différencie de la « multiplicité distincte ». La mélodie lie passé, présent et futur d’une manière tout à fait singulière : « Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? »
Bergson aurait pu recourir aussi à la musique comme exemple de la façon dont, selon lui, le temps risque de se réduire à l’espace. Par nature, la représentation de la musique est spatiale, le plus souvent découpée en mesures composées uniformément, pour une pièce donnée, d’un nombre déterminé de temps. Les professeurs de solfège vont jusqu’à demander à leurs élèves d’indiquer par un trait vertical le moment (l’endroit ?) où tombe chacun des temps. Les piètres chefs d’orchestre se voient reprocher d’être de vulgaires « batteurs de mesure » ; il est souhaitable, en général, que l’auditeur ne perçoive pas le passage des mesures, simples repères visuels pour l’interprète ; un déchiffrage, si remarquable qu’il puisse être, n’est pas du même ordre qu’une exécution de mémoire ; écouter une musique, d’une part, et suivre sur la partition son déroulement tout en l’entendant, d’autre part, constituent deux activités essentiellement différentes.
En bref, le défi principal qu’affronte un musicien est de parvenir à se dépêtrer de l’espace. On pourrait définir l’interprétation musicale comme l’art de convertir l’espace en temps.
Je me demande si les morceaux que j’ai retenus plus haut – et bien que Mozart n’ait pas lu Bergson – n’illustrent pas au mieux l’opposition entre le temps des horloges et le temps vécu. Superposées, deux conceptions du temps s’y font entendre simultanément. L’ostinato, en exacerbant la dimension mesurée de la musique, met d’autant mieux en relief la mélodie qui plane autour de lui et paraît suspendue hors du temps. Une scansion obsédante, en effet, a cette propriété étrange d’abolir le temps plutôt que de le marquer ; de neutraliser l’horizon spatial et ses frontières plutôt que de leur assujettir le temps. « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. » Ailleurs, Bergson parle du bercement de la mélodie. L’ostinato rythmique pourrait produire un effet de martèlement, en réalité il hypnotise.
Le présent de Rousseau, qui n’a pas « besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir », n’est pas celui de Bergson. Mais dans la « Cinquième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau offre un bel exemple de la « multiplicité confuse » que Bergson associe aux états de conscience. Étendu de tout son long dans un bateau, il se laisse dériver au gré de l’eau, avec pour ostinato rythmique « l’uniformité du mouvement continu qui me berçait ». La mélodie qui s’y ajoute, Rousseau la caractérise comme « le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection ».
Ces « moments d’éternité », Mozart les fait vivre à ses auditeurs en prenant la pulsation à son propre jeu : omniprésente, elle s’immobilise en quelque sorte, et permet le déploiement d’une autre voix.
Thierry Laisney
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)