Ce qui lui tient à cœur, c’est, bien sûr, la musique. Míkis Theodorákis eut très jeune conscience, nous dit-il, de contenir en lui un « réservoir de musique » ; restait à savoir à quoi l’employer. Il reçut des cours de violon, mais il préférait le son que produit cet instrument lorsqu’on s’en sert comme d’une guitare. À treize ans, il compose ce qu’aujourd’hui il considère comme certaines de ses meilleures chansons. Quand il formule le désir d’être Beethoven ou rien, son père est réticent mais ne tarde pas à lui acheter des ouvrages de théorie musicale.
Enfant, il regarde les étoiles dans le ciel et croit que le monde est gouverné par les lois de l’harmonie, harmonie qu’il retrouve dans l’Acropole, puis dans la poésie, dans la musique polyphonique enfin (il n’a longtemps entendu que de la musique monodique). Pour Theodorákis, il y a au cœur de la musique comme de la poésie quelque chose qui relève d’une nécessité. Qu’est-ce qui fait qu’une chanson reste ? Elle obéit à une « nécessité intérieure artistique ou spirituelle », « il y a quelque chose en elle qui lui donne du souffle ». Cette nécessité caractérise avant tout la mélodie, qui est l’essence même de la musique et « ce qui nous relie au monde ». Il est vain pour lui de vouloir se passer de la mélodie comme l’ont fait « les aristocrates occidentaux qui ont préféré s’adresser à l’élite intellectuelle ».
Pour Theodorákis, la musique est existentielle, « le fruit de l’expérience de la vie », et par conséquent il prétend que les règles ne l’intéressent pas au premier chef. Cela ne l’a pas empêché, à l’époque où il se cherchait un langage, de se forger son propre système d’écriture, fondé sur les trois tétracordes (groupes de quatre notes conjointes) dont la réunion forme le total chromatique (les douze sons que renferme une octave), ni d’inventorier les nouveaux modes harmoniques que la musique populaire grecque lui a inspirés.
Selon Theodorákis, le sens même de ce que les Grecs appellent « musique » est constitué par l’« union intime de l’art des sons et de l’art des mots ». Lui-même a mis en musique de nombreux poètes de son pays. Le cycle de chansons Epitaphios (sur des textes de Yannis Ritsos) et l’oratorio Axion esti (Odysseas Elytis), à propos duquel il parle de « musique métasymphonique », ont une importance particulière dans son œuvre. Selon Theodorákis, les Occidentaux, plutôt portés sur la chanson légère, sont « incapables de se représenter le sens et la valeur de nos chansons ».
« Nous sommes un pays de lumière. » Ce qui lui tient à cœur, c’est aussi, bien sûr, la Grèce. Non seulement Theodorákis aime les Grecs mais il les préfère aux autres, aux « Occidentaux » notamment : « notre peuple travaille dur, plus que tout autre peuple en Europe ». Il essentialise même le Grec, qui se serait « toujours rendu à la raison quand il s’est heurté à des difficultés ». Il regrette l’altération de l’identité culturelle grecque, et, reprenant la distinction habituelle, se juge « patriote » et non « nationaliste » (mais, selon certains, ces deux termes ne s’opposent que par leurs connotations respectives).
Ce qui lui tient à cœur, c’est l’engagement politique. Dans un pays où la Seconde Guerre mondiale a débouché sur une guerre civile, où plus tard a sévi la Dictature des colonels (1967-1974), Theodorákis a payé cher son adhésion au communisme : prison, torture, exil. Il n’a échappé à la mort que par miracle, et a entendu plus d’une fois le pire des sons pour lui, « celui de l’homme qui en frappe un autre ». Il célèbre la fraternité qui accompagne parfois les situations extrêmes, affirme que ses pires moments ont été heureux, grâce à une certaine sorte d’amitié qui « nous procurait une joie humaine plus profonde, parce que c’était quelque chose qui n’avait pas de racines, ni familiales ni amoureuses ».
« La gauche a toujours été comme ma seconde patrie. » De la politique, Theodorákis en a fait sous de multiples formes : en entrant dans un parti, en assumant des fonctions électives, ministérielles, etc. Mais aussi par la façon dont il a conçu son art. Il n’a pas voulu que sa musique entre « dans de petits flacons accessibles aux élites, mais dans un réceptacle si grand que le peuple entier pourrait venir y boire ». Une expression de son invention désigne le genre particulier de chansons qu’il a cultivé : entechno laïko tragoudi, « chanson populaire savante » : « je l’appelle ainsi parce que j’écris de façon simple pour le peuple tout en lui restituant ce dont il a été spolié par les classes dirigeantes : la dimension savante, lettrée, intellectuelle ».
Bien qu’il soit très attaché à la France et que Paris (la ville où sont nés ses enfants) soit associé pour lui au mot de « liberté », Theodorákis a une dent contre notre pays. Il pense que la plupart des intellectuels français ont éprouvé de l’antipathie à son égard. Il pense que la Résistance en France n’a concerné qu’un nombre dérisoire de personnes. Il pense que de toute façon les peuples qui vivent au sud des Alpes – à l’exception des Italiens, qui, si l’on peut dire, jouissent d’un régime de faveur – sont regardés par les autres comme des barbares.
Il y a ainsi un peu d’amertume chez Míkis Theodorákis. Aujourd’hui, à quatre-vingt-cinq ans, il est accablé par l’abrutissement que produit (chez les Grecs comme chez les autres) la télévision, accablé par une « attitude d’indifférence, ces signes de sous-culture, d’incivilité et de vulgarité morale » propres selon lui à nos contemporains.
Mais il sait encore chanter l’émotion douloureuse de celui qui regarde la mer : « Quand on voit quelque chose de très beau, on ressent comme un coup de poignard. »
Thierry Laisney
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