Ces papiers, en trois grands chapitres, cet ouvrage les montre. Dès l’« Introduction », notre regard est conduit par d’autres références que celles que l’on rencontre d’ordinaire au sujet des papiers collés. Toutes ne sont pas neuves – par exemple leur lecture sémantique – mais elles sont ici rassemblées et théorisées dans la pratique de Picasso : la linguistique structurale, une psychanalyse, ou la mise en espace mallarméenne… Deux noms fournissent des points de repère, renvoyant l’un à l’autre, et à Picasso : le Gide des Faux-Monnayeurs et Schoenberg, mis à sa place, à l’opposé de celle de Stravinski, par Adorno.
Les Faux-Monnayeurs introduisent à l’analyse de la valeur du langage (voir Jean-Joseph Goux : Les Monnayeurs du langage). La fin de l’étalon-or, son remplacement par le papier, entraîne la non-convertibilité du langage et de la réalité. Dès lors les signes flottent (ce flottement, je le trouve chez Jules Verne, aux premières pages du Rayon vert, citant ce vers de Wordsworth : « Le cygne flotte double, le cygne et son ombre ! ». Signe-cygne, chez Roussel, chez Jarry, que Picasso manqua d’un quart d’heure, signe à la place de cygne chez Proust dans l’esquisse dite Le Peintre et du cygne à Swan(n), infixable).
Les Faux-Monnayeurs peuvent comporter des personnages, mais le sujet en est infixable, dit son « auteur », Édouard. De son livre toujours à venir il dit qu’il « serait comme L’Art de la fugue ».
La circulation du signe
C’est le titre du premier des trois chapitres. « Ce n’est pas la colle qui fait le collage », a écrit Max Ernst dans Au-delà de la peinture. Les papiers collés de Picasso montrent que la colle permet de réaliser la figure saussurienne. Ce que Rosalind Krauss note ainsi : « À partir du moment où le sens des mots n’est plus considéré en termes positifs comme directement convertible en objet ou référent naturel, mais est pensé comme différentiel – selon la formule de Saussure, dans l’ordre d’« entités oppositives, relatives et négatives » –, le sens devient lui-même une fonction du système, bien plus que du monde ».
De cette circulation du signe, nous est proposée l’analyse sur plusieurs compositions. Le Violon : « le morceau de papier journal devient le support, ou le signifiant d’un signifié visuel. Ils produisent ensemble une signification, la densité, l’opacité d’un objet matériel – ici un violon ». Cette lecture présente, parmi d’autres, cette difficulté, celle de la mise en rapport réelle de deux papiers collés. Le rapprochement des deux Bouteille sur la table n’est possible que dans la reproduction, aux dépens de la matérialité des éléments constitutifs du collage : une Bouteille est à Paris, à Beaubourg, l’autre à Bâle, à la fondation Beyeler. Où est l’œuvre ?
Il faudrait aussi parler de la lecture historique des articles collés, empruntés au Journal. Ici, la semaine économique et financière, là la guerre au Monténégro. Des livres ont été écrits sur ce sujet. Ou bien cette découpe d’un titre du journal : « un coup de thé » (âtre). Un coup de thé – un coup de dés. On lit, on a lu des pages sur la « question d’un Picasso mallarméen ». Voici le déchiffrement de l’un des Grands faits différents intitulé Or. Les « historiens » disputent pour savoir si Picasso a eu ou non sous les yeux, avant la composition du Coup de Thé, la reproduction du Coup de dés dans sa vraie mise en page.
Picasso/Pastiche
En 1919, Paul Rosenberg expose Picasso, le résultat de treize ans de travail acharné. Stupeur. Le critique Roger Allard écrit : « Tout, y compris Léonard, Dürer, Le Nain, Ingres, Van Gogh, Cézanne, oui, tout, excepté Picasso ». Une succession de pastiches. Wihelm Uhde, critique allemand installé à Paris où il détecte et admire tout ce qui est moderne, au premier chef le cubisme, est « stupéfait ». Il essaie de comprendre : « Que signifiaient donc ces tableaux ? » Il recense plusieurs explications de ce style Ingres surgi dans l’œuvre de Picasso : « Un jeu ? Mais il est sans portée. Un repos de la main ? La circonspection romane contre la nuageuse métaphysique allemande ? L’isolement moral en pays étranger ? La recherche d’un côté spécifiquement français ? Des tourments de l’âme ? »
Ce tournant, les mots « retour à l’ordre » ne suffisent pas à le définir. On l’attribue à l’influence de Cocteau au moment du ballet Parade. Il est devenu un mot de passe, un mot écran depuis que le peintre André Lhote l’a utilisé dans l’une de ses chroniques de la Nouvelle Revue française.
Rosalind Krauss développe ici son analyse à partir du mot et de la notion de pastiche, pour déchiffrer l’énigme que constituerait le « virage » de Picasso (ce qu’elle écrivait en 1994 mais qu’elle ne cite pas ici). Le panorama est ouvert, ouvert aussi le regard porté sur le « paradigme explicatif ».
Pour Pierre Daix, Picasso en faisant des portraits à la manière d’Ingres n’est pas sorti du cubisme. Il en relève les traces. Il faut aussi regarder de près Olga dans un fauteuil ; on peut aller jusqu’à assimiler la présence des maîtres du passé dans l’œuvre moderne au collage cubiste, de cartes de visite, de timbres-poste. Picasso n’a-t-il pas lancé : « le résultat est le même » ?
Rosalind Krauss sonde ce qu’est le pastiche, sa logique interne. Elle le voit affleurer dans ce qu’elle désigne « comme une psychopathologie de la vie de l’artiste ». Son angoisse, attestée, est reliée à une structure nommée « formation réactionnelle » qui serait ici fondamentale : « une structure dialectique dans laquelle les désirs interdits se changent en désirs contraires ». Ce modèle de conversion systématique peut constituer un paradigme explicatif du pastiche chez Picasso.
Romans de quatre sous
Le titre du troisième et dernier chapitre de cet essai n’est pas de ceux que l’on trouve d’ordinaire dans les histoires de l’art. Ça commence par une adresse au lecteur : « Vous… vous êtes romancier ». Le romancier réel est Norman Mailer, auteur d’un livre réel Portrait de Picasso en jeune homme (Denoël, 2004). Picasso y est romancé. Rosalind Krauss évoque en arrière-fond le livre remarquable de John Berger La Réussite et l’Échec de Picasso (Les Lettres Nouvelles, 1968) : « Aux yeux de Berger, l’échec de Picasso réside dans son incapacité, après la guerre, à trouver de lui-même un sujet digne de l’intensité de ses émotions. De sa solitude. » Picasso, pour Berger, souffre d’un manque de sujets. Rosalind Krauss parcourt les étapes fameuses de la vie de Pablo Picasso telles qu’elles sont recensées, écrites par des témoins. Fernande, dès 1933, a publié Picasso et ses amis (réédité en 2001). Rien sur ce qu’était Picasso. Tout sur les allées et venues. À la Closerie des Lilas : « Quelle vie ! Quel vacarme ! Quelles interminables discussions ! » Discussions sur quoi ? Fernande Olivier n’en dit rien. Le schéma de ces témoignages est celui de la collection « Harlequin », et celui de « l’industrie de la biographie ».
Rosalind Krauss se substitue à ces femmes de Picasso quand elle prend la parole et analyse les traits de Picasso : « L’automatisme psychique se caractérisait aussi [chez Picasso] par un certain nombre de traits formels qu’on retrouve particulièrement chez Miró et qui lui permettent de créer ces méandres d’une ligne substituant à la grille cubiste un labyrinthe de formes organiques propres à engendrer des peintures majeures comme Le Carnaval d’Arlequin. »
Images mises côte à côte, regardons Le Carnaval d’Arlequin de Miró et Atelier de la modiste de Picasso. Miró s’est approprié en 1924 le Combat de Carême et de Carnaval (1549) de Bruegel. Ce que Picasso a mis en scène, il l’a vu, vécu. Où ? Les historiens – de quatre sous ? – échangent leurs arguments.
Georges Raillard
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