L'ombre de Hemingway plane sur ce récit. Non seulement à cause de ses multiples séjours à Madrid, notamment pendant la guerre d'Espagne, que l'on peut revivre aujourd'hui grâce aux nombreux « Hemingway tours » proposés aux touristes. Mais surtout en raison de l'exemple, fourni dans Pour qui sonne le glas, d'un texte écrit en anglais où l'auteur essaie de transmettre le goût de la langue espagnole.
Il est difficile l'importance de Hemingway dans la psyché américaine. Un Espagnol n'a nullement besoin de Pour qui sonne le glas pour apprendre l'histoire de la guerre d'Espagne, pas plus qu'un Français du Soleil se lève aussi pour sentir l'ambiance parisienne des années vingt. Ces livres ne prétendent pas brosser des portraits de l'Europe de l'entre-deux-guerres ; ils offrent une perspective limitée, celle d'un Américain pour qui l'âme des autochtones qu'il visite demeure énigmatique. Être américain, c'est être coupé d'un mode de vie plus proche de la terre et des rituels anciens, d'un rapport à la violence ancré dans l'Histoire.
Or, lorsque le Yankee du XXIe siècle traverse l'Atlantique, il doit constater qu'une bonne partie de la culture et de la violence qu'il rencontre vient de chez lui. Il n'est plus possible de chercher une certaine « authenticité » locale, le mieux qu'il puisse espérer, c'est de ne pas se comporter comme les plus vulgaires de ses compatriotes. La « vérité » que le héros de Hemingway trouvait dans la corrida, l'abattoir ou les champs de bataille se situe aujourd'hui dans un échange difficile entre l'ambassadeur anglophone et ses interlocuteurs européens, lesquels conservent quelques miettes d'une tradition en train de s'écrouler devant la puissance incarnée par le visiteur. Qui est le taureau et qui est le matador ?
Lire l'Europe, d'un point de vue américain, revient ainsi à étudier un poème de John Ashbery. On devient un miroir qui contient l’image du lecteur. Selon les termes de Ben Lerner, l’époque héroïque est révolue : on vit désormais sous le règne de la société du spectacle. Le visiteur en fait partie, il contribue à une exhibition permanente où spectateur et « performeur » échangent leurs rôles, chacun employant le langage emprunté à l’autre. La notion de « traduction » n’a même plus de sens : la langue originaire a disparu.
Ben Lerner, comme Hemingway, a trouvé le titre de son roman espagnol chez un poète anglophone, John Ashbery (contre John Donne pour son modèle). Si Hemingway avait activement participé à la guerre d’Espagne, expérience qui a nourri Pour qui sonne le glas, le héros d’Au départ d’Atocha n’a pas eu cette « chance ». Il vit à quelque distance des événements historiques : son « projet », pour lequel il a obtenu une bourse américaine, consiste à passer une année à Madrid sur afin d'écrire un poème sur l'influence de la guerre civile esgnole sur les poètes de l’époque.
La poésie pourrait-elle toujours jouer un rôle galvanisant dans l’élaboration des programmes politiques ? Adam Gordon, le personnage principal, l’antihéros du roman, se pose la question. Au lieu d’y répondre, il passe son année sabbatique à surfer sur internet ; à boire de l’alcool ; à avaler des pilules ; à assister à des fêtes, des concerts, et des lectures de poésie ; à aimer deux femmes de façon ambivalente et indécise.
Quand il est enfin rattrapé par l'intrusion du « réel » représentée par les attentats à la bombe dans plusieurs gares madrilènes, dont celle d’Atocha, il se trouve ailleurs, tout comme le Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale (Ben Lerner avoue avoir été inspiré par Flaubert). Il apprend la nouvelle des attaques par Internet, dans l’espace virtuel du cyberspace, comme il aurait pu le faire chez lui, aux États-Unis. D’autre part, ces actes de violence, qui ont fait près de deux cents morts, ont eux-mêmes un aspect abstrait et supranational : ils interviennent le 11 mars 2004, exactement neuf cent onze jours (911) après le 11 septembre 2001, et sont dirigés contre le gouvernement de José Aznar, à cause de son soutien à l’invasion américaine en Irak.
C'est dire qu'il ne s'agit pas d'un sacrifice ancestral aux allures folkloriques, comme ceux qu’a célébrés Papa Hemingway, ni d'un conflit meurtrier enraciné dans le sol espagnol, ce qui fut le cas dans les années trente, mais d’un nouveau type de guerre, importé de l’étranger celui-ci, et dans lequel les États-Unis ont une part de responsabilité importante. Les attaques à Atocha pourraient être considérées, au même titre que les Starbucks qui jalonnent les rues de la capitale, comme une manifestation de l’omniprésence américaine.
Pour le Yankee venu vivre une expérience exotique, que reste-t-il à voir ? Quand le café et la tuerie proviennent l’un et l’autre de chez lui, n’est-ce pas lui qui devient l’objet « primitif » qu’il faut étudier ? Et d’ailleurs Adam Gordon, qui s’estime un poète raté, exerce une fascination considérable sur les « locaux ». Teresa, l’une des deux Espagnoles qui partagent son lit, est passionnée par son écriture, et consacre beaucoup d’énergie à sa traduction. Le frère de cette dernière, Arturo, s’enthousiasme également pour l’œuvre de Gordon, et insiste pour organiser une lecture poétique dans sa galerie.
L’événement se déroule de façon insolite. Il devient impossible de déterminer laquelle des deux lectures – l’anglaise donnée par Adam ou l’espagnole prononcée par Arturo – constitue la version originale du poème. Adam a l’impression d’entendre sa voix pour la première fois en écoutant Arturo : « Peu à peu, j'identifiais quelque chose comme ma propre voix, si c’est le terme, et c’était d’autant plus étrange que cela ne m’était jamais arrivé. Ça tenait à l’arrangement des vers plutôt qu’aux mots ou à leurs référents, ça évoquait une présence fantomatique derrière l’espagnol, et cette présence était la mienne – ou était-ce mon absence ? »
Rien n'est bien fixé dans ce roman, tout se passe dans un entre-deux linguistique, géographique et métaphysique. Adam aime ou pense aimer deux femmes, qu’il confond constamment l’une avec l’autre. Il n’arrivera pas à consommer sa relation avec Teresa, sa traductrice, qui semble plus attachée à sa poésie qu’à son corps, comme si elle aussi préférait l’absence. Ou ne serait-ce pas plutôt que, dans un monde devenu virtuel, l’écriture reste le seul domaine concret ?
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