Sa reliure, marbrée, fait paraître des motifs qui ressemblent à des fleurs. À l’intérieur du volume, des taches brunes se sont glissées dans les marges. Rien de très original jusque-là.
Ce qui l’est davantage, c’est l’ex-libris : « Ragmey 1826 ». Selon toute vraisemblance, il s’agit de Pierre-Louis Ragmey (1762-1837), juge et vice-président du tribunal révolutionnaire de Paris. Est-il possible que j’aie entre les mains un objet ayant appartenu à l’un de ceux qui signèrent l’acte d’accusation de Marie-Antoinette ?
Ce livre, paru à Bruxelles en 1826, est le monument que, depuis le nouvel exil auquel l’a contraint le retour des Bourbons, Félix Lepeletier édifie à la mémoire de son frère, le révolutionnaire Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, trente-trois ans après son assassinat.
Le 20 janvier 1793, Michel Lepeletier, député de la Convention, s’apprête à payer le dîner qu’il vient de prendre chez un restaurateur du Palais-Royal quand un individu s’approche de lui et lui demande quel parti il a pris dans le procès de Louis XVI. Lepeletier lui ayant répondu qu’il a voté la mort, Pâris, ci-devant garde du roi, lui plonge son sabre dans le ventre : « Scélérat, voilà ta récompense ! » On fait quérir Pierre Bras-d’or, un chirurgien qui demeurait rue du Hasard, mais Lepeletier expire quelques heures plus tard.
Le 24 janvier, les funérailles de Lepeletier furent l’occasion d’une cérémonie particulièrement grandiose. On transféra au Panthéon la dépouille du « martyr de la Révolution ». La Convention adopta, au nom de la patrie, sa fille Suzanne. David fit un tableau représentant Lepeletier sur son lit de mort.
Peut-être Pâris se brûla-t-il la cervelle, dix jours après son crime, pour échapper aux gendarmes qui l’avaient retrouvé. Selon une autre version, il serait mort en 1813, en Angleterre. Il n’est donc pas sûr que la lettre anonyme (« Prenez garde à vous, monsieur, l’homme qui a tué votre frère est ici ») que reçut Félix en exil à Genève en 1804 fût une pure fantaisie. Tout cela est dans le livre.
S’excusant de devoir parler du « régime despotique » où son frère naquit, Félix Lepeletier brosse le portrait d’un Robin des Bois révolutionnaire, qui donnait, enfant, son argent de poche aux pauvres et qui, plus tard, abandonna avec ardeur son titre de marquis et tous ses privilèges. Magistrat, ayant hérité de son père la charge de « président à mortier », Lepeletier fut nommé député aux États généraux par l’assemblée de la banlieue de la ville de Paris puis devint député de l’Yonne sous la Convention.
Le plus long chapitre du volume est consacré au projet de code pénal dont Lepeletier fut le rapporteur devant l’Assemblée constituante (1791). On y reconnaît l’influence, note Félix en préambule, de Beccaria et de son « immortel traité des délits et des peines ». En particulier, y est affirmé le principe de la proportionnalité de la peine au délit. Beccaria : « Si une peine égale est assignée à deux délits qui offensent inégalement la société, les hommes ne trouveront pas un obstacle plus fort pour ne pas commettre le délit le plus grave s’ils voient que celui-ci s’accompagne d’un plus grand avantage. » (Des délits et des peines, § 6) Voici ce que cela donne chez Lepeletier, évoquant l’état de droit antérieur : « la loi elle-même les invitait au meurtre, puisque le meurtre n’aggravait pas la punition de leurs crimes, et pouvait en étouffer la preuve ».
Le caractère automatique de la peine est également hérité de Beccaria, qui craignait l’arbitraire des juges et voulait donc qu’à un délit déterminé correspondît une peine déterminée. De la même façon, pour Lepeletier, le seul devoir du juge est de prononcer la peine fixée par la loi (principe qu’on trouve déjà chez Montesquieu). L’individualisation de la peine n’est pas encore à l’ordre du jour, non plus que la possibilité qu’une peine soit modifiée après le prononcé de la sentence.
Lepeletier se sépare de Beccaria quant au but de la peine. Pour Beccaria, il s’agit d’« empêcher le coupable de faire de nouveaux dommages à ses concitoyens et de détourner les autres d’en faire de semblables » (§ 12) : prévention et dissuasion. Pour Lepeletier, le but est encore de punir le coupable et de le rendre meilleur.
Et puis il y a la grande question de la peine de mort, dont Lepeletier, après Beccaria, est un adversaire résolu (la majorité des députés ne le suivra pas sur ce point). Contrairement à Beccaria (« La peine de mort n’est donc pas un droit […] mais une guerre de la nation contre un citoyen, parce qu’elle juge nécessaire ou utile de le détruire »), Lepeletier ne conteste pas que la peine de mort puisse être un droit ; la seule question est de savoir si la société doit en faire ou non usage.
Au XVIIIe siècle, on n’emploie pas ce terme, mais Beccaria et Lepeletier récusent l’un et l’autre le caractère dissuasif de la peine de mort. Lepeletier remarque, par exemple : « En Angleterre, la peine de mort menace presque tous les vols ; et dans nul pays on ne vole plus habituellement qu’en Angleterre. » Beccaria relève, en outre, qu’il y a une incohérence à punir un meurtre par un autre meurtre. Dans un discours consigné ici, Robespierre ajoute : « L’idée du meurtre inspire bien moins d’effroi lorsque la loi même en donne l’exemple et le spectacle ». Lepeletier avance un autre argument contre la peine de mort : il peut arriver qu’un innocent soit condamné (cet argument ne figure pas dans le traité de Beccaria).
Si l’on supprime la peine de mort, il faut trouver une peine qui la remplace. Pour Beccaria, c’est l’esclavage à perpétuité. Pour Lepeletier, la peine du cachot. C’est une peine d’une rigueur terrible : privation de lumière, solitude absolue, fers aux pieds et aux mains. Mais le désespoir serait pire que la mort : la peine du cachot ne peut donc s’étendre au-delà de vingt-quatre années, et doit connaître des adoucissements progressifs tout au long de son exécution.
Salus populi suprema lex ; c’est encore Beccaria qui a inspiré à Lepeletier l’idée que la peine de mort devait être conservée dans un cas. Selon Beccaria, encourt la peine de mort le citoyen, même emprisonné, qui « a encore de telles relations et une telle puissance qu’il intéresse la sûreté de la nation » (§ XXVIII). D’où cette disposition dans le projet de code de Lepeletier : « Lorsqu’un Français, chef de parti, à la tête de troupes étrangères, ou à la tête de citoyens révoltés, aura exercé des hostilités contre la France, après qu’un décret du corps législatif l’aura déclaré ennemi public, chacun aura le droit de lui ôter la vie ; s’il est arrêté vivant, il sera condamné à être pendu. » C’est au nom de cette exception à l’abrogation de la peine capitale que Lepeletier a voté la mort de Louis XVI.
Dans ce livre, il y a encore un « Discours sur la vie d’Épaminondas », écrit par Michel Lepeletier à l’âge de huit ans et demi (où la fin du héros ressemble étrangement à la sienne) ; un « Discours sur les provocations au meurtre et la liberté de la presse » (Convention, 30 octobre 1792), où il conclut à l’impossibilité de « faire une loi répressive qui ne porte point en même temps atteinte à la liberté des écrits et des discours » ; un « Plan d’éducation nationale », enfin, examiné après sa mort par la Convention mais finalement écarté : il s’agissait de confier tous les enfants de cinq à douze ans à des « institutions publiques » qui les auraient complètement pris en charge. Ce plan, Lepeletier le portait sur sa poitrine au moment où il fut frappé ; et, comme le fait observer son frère, il lui aurait sauvé la vie si seulement son assassin avait bien voulu viser le cœur.
Je n’ai plus qu’à reposer, toujours brûlant, le livre sur son étagère.
Thierry Laisney
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