Lorsqu'on parle de l'« opinion publique », on instaure une tension entre le substantif et l'adjectif. En allemand comme en français, le mot « opinion » désigne les modalités les plus subjectives de la pensée. Dire « ceci est mon opinion », c'est admettre d'emblée que les autres ne sont pas censés approuver l'affirmation qui va être énoncée. Il en va là comme des goûts, alimentaires ou esthétiques : celui qui déclare ne pas aimer le poisson ne prétend pas pour autant prohiber cette nourriture pour autrui, il dit juste préférer qu'on lui serve un autre plat. Avancer une opinion, présentée comme telle, revient de même à énoncer une préférence subjective, dont on sait le peu de valeur pour autrui, et même dont on l'avertit que l'on n'y tient pas tant que cela.
Quoique l'usage courant ne le fasse guère, l'opinion peut ainsi être distinguée du point de vue, lequel peut être explicité sur le mode « si vous étirez à ma place, vous verriez les choses comme moi ». Les randonneurs de montagne ont tous fait cette expérience de voir, à un certain moment, le sommet tout proche, et puis de le voir ensuite s'éloigner ; arrivé en haut, le point depuis lequel le sommet apparaissait si proche est maintenant perçu comme presque en bas. L 'automobiliste irrité par les piétons et les cyclistes s'irrite contre les automobilistes quand il devient à son tour piéton ou cycliste. On pourrait aussi considérer de cette manière une bonne part de ce qu'il est convenu d'appeler « opinions politiques » : le point de vue du chef d'entreprise n'est pas le même que celui du salarié. Celui-ci fonde-t-il sa propre entreprise qu'il change de point de vue et donc de bulletin de vote. Cela ne signifie pas un quelconque renoncement, une quelconque trahison, il a simplement fait comme l'automobiliste et le piéton.
Quel sens y a-t-il à dire « publique » une « opinion » dont la caractéristique première est de ne pas faire l'objet d'un partage ? Telle est la question que pose Tönnies, le paradoxe qui justifie le titre de sa Critique.
Publié en 1922, une douzaine d'années avant l'invention des sondages par Gallup, son livre n'aborde pas le problème auquel nous pensons immédiatement lorsqu'apparaît la notion d'opinion publique. Nous voyons bien en quoi est critiquable cette manière d'évaluer au moyen d'outils mathématiques raffinés quelque chose d'aussi flou que les opinions du public. « En pensez-vous plutôt du bien ? Plutôt du mal ? » Et l'on va commenter doctement des variations inférieures à la marge d'erreur mathématique sur un objet indistinct. On peut aussi critiquer l'instauration depuis une vingtaine d'années d'une « démocratie d'opinion » caractérisée par l'asservissement des responsables politiques aux fluctuations que sont censés faire apparaître les sondages. Puisque l'instabilité est une des caractéristiques de l'opinion, un tel mode d'exercice de la politique l'enferme dans l'immédiateté et ferme les perspectives de long terme.
Ce genre de propos, que l'on pourrait attendre d'un livre intitulé Critique de l'opinion publique, est absent de celui-ci pour une évidente raison de date. On y trouve néanmoins une réflexion sur le sens que peut prendre l'élargissement d'une opinion à une dimension publique. D'une certaine manière, il aborde donc la question de cet objet étrange que mesurent les sondages : non pas une opinion qui serait celle du public, mais la somme des opinions particulières, dont on mesure le poids relatif. Après tout, il ne serait pas sans intérêt pour qui veut ouvrir un restaurant d'évaluer le nombre de ceux qui ont tel ou tel goût alimentaire ou de décoration, dans le public susceptible de constituer la clientèle de son établissement. Au fond, le sondage politique va de pair avec une stricte logique commerciale, et donc la publicité.
Mais Tönnies ne s'arrête pas à ce sens de la notion d'opinion publique. Il en distingue un autre, qu'il fonde sur une analyse de la notion de public et auquel il consacre la majeure partie de son livre. Un locuteur du français entend dans public un souvenir du latin populus, que l'on retrouve dans l'adage vox populi vox dei. Il n'y a pas en allemand cette proximité familiale entre peuple, publicité, public. Il n'est pas nécessaire de connaître l'allemand pour percevoir que les mots équivalents (Volk, Werbung, öffentlich) appartiennent à trois familles différentes. Dans la langue de Tönnies, l'opinion publique n'est donc pas celle « du peuple » mais celle qui est rendue publique, par opposition à celle qui serait restée privée.
Reste dès lors à s'interroger sur cette manière d'être « public », au sens d'ouvert à tous. Il est aisé de saisir que l'opinion « publique » en ce sens n'a pas grand-chose à voir avec une somme d'opinions particulières, ni avec la publication des opinions des uns et des autres. Elle doit constituer une unité telle que cette « opinion » devient celle d'un tout autre sujet que des individus particuliers, une sorte de sujet collectif sur la nature précise duquel il y a lieu de s'interroger. Dès lors, on pressent que l'auteur va s'acheminer vers des considérations politiques, puisque ce sujet collectif pourrait bien être le peuple tel que le constitue l'existence d'un État. Encore cela même mérite-t-il qu'on y regarde de plus près et que l'on distingue les diverses formations collectives auxquelles on peut légitimement attribuer la notion d'opinion publique prise en ce sens.
C'est l'objet de cette Critique de l'opinion publique, dont on n'a fait que dessiner la clé et ouvrir la serrure. Viennent ensuite un grand nombre d'analyses très précises et fouillées qui font la richesse de ce livre dans lequel on va puiser avec délices comme dans une sorte d'encyclopédie de la vie en société.
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