Terre sentinelle : un livre qu'on regarde, un livre qu'on feuillette sans entrer dans le texte, sans accorder d'abord, autant que d'habitude, son attention aux mots. Un titre, oui, par-ci, par-là, ou un vers isolé sur la page : « Nul n'est jamais très loin d'une rivière » mais c'est l'ensemble qu'on regarde, comme si le texte, la mise en page et les dessins constituaient un tout. Comme si pour une fois on ne s'intéressait pas seulement au texte mais à ce qui l'entoure.
Les mots ne sont pas seuls, ils ont du blanc autour, du vide qui les porte, comme l'air porte les oiseaux ; ils ont aussi une place, pas n'importe laquelle, sur la page, dans le livre, une taille, un ancrage ; enfin ils sont accompagnés par des images, pas n'importe lesquelles, des traces légères, des griffures, dessins d'ailes dans le ciel de la page, de pattes sur une plage. Alors le livre est un pays, une contrée à parcourir, on en repère les reliefs, blocs à droite, petits corps : c'est un conte iroquois : « Un jour Porc-Épic fut choisi comme chef de tous les animaux. » À gauche du bloc, un autre ensemble, cette fois étiré comme un nuage léger, dans un corps plus gros : « l'ombre affairée de sa queue rit de l'ombre »
Et en bas de la page, en note ou en légende : « Tamia rayé, Tamias striatus / Mammifères, Rongeurs, Sciuridés » On le voit, on circule entre plusieurs domaines : le mythe et son récit, la poésie (ici ombre légère), enfin la science et son exactitude. Ou plutôt non : ce qu'on sépare habituellement est ici associé, assemblé, pour donner lieu à un pays nouveau, une terra incognita, ou comme le dit le très beau titre, une terre qui veille et qui monte la garde : une sentinelle. Contre quoi ? Le trépas programmé, progressif, des espèces, de la planète entière. Cri d'alarme d'un auteur éditeur, qui souffre des souffrances infligées aux oiseaux, des détériorations infligées à la terre. « Ma passion ? / l'évolution. »
Alors entrons dans cette terre qui ne ressemble à aucune autre, qui ne ressemble pas, écoutons sa musique qui est peut-être, un peu, celle des sphères. « Le vivant ? / une disparité réduite / une diversité multiple / des espèces uniques » Ou encore : « Bleu danse dans la forêt / aveuglée / bleu rêve / rêve même / sans le bleu »
L'éditrice passionnée de contes populaires de tradition orale, de poésie américaine, amatrice des oiseaux, des espèces, Fabienne Raphoz, est aussi un poète étonnant qui s'affirme et grandit depuis ses Jeux d'oiseaux dans un ciel vide, paru en 2011 chez le même éditeur.
Terre sentinelle : un cri d'alarme, feutré. Une terre inédite, habitée par l'image de la mère disparue, la fauvette, le goût de la province natale et l'émerveillement pour les lointains du monde. « Qui voit ? / pas moi / le chant / précède / l'oiseau »
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