Dans Ghost Dance, de Ken McMullen, en 1983, Pascale Ogier interroge Jacques Derrida : croit-il aux fantômes ? Le philosophe répond : « Ici le fantôme, c’est moi. » Et encore : « Le cinéma, quand on ne s’y ennuie pas, est un art de laisser revenir les fantômes. » Le fantôme qui s’adresse à nous dans ce livre figure sur la photographie de couverture : un visage évanescent, au regard étrangement absent, tourné vers l’intérieur, qui ne nous regarde pas. Gilles Baudry a souligné la ressemblance entre cette photo, prise par Mathilde Bonnefoy, et le portrait d’Arthur Rimbaud par Fantin-Latour.
Un avant-propos des éditeurs permet de contextualiser la « trace éblouissante d’un astre fugitif ». Cet « épais cahier », écrit durant « les six derniers mois de sa vie », porte un titre choisi par la poète. Les éditeurs présentent l’ensemble en quatre sections et avouent avoir effectué quelques coupes « pour des raisons de discrétion ».
Béatrice Douvre, née en 1967, a souffert d’anorexie à partir de l’âge de 13 ans. Elle est décédée le 19 juillet 1994, à 27 ans, d’une crise cardiaque consécutive à sa maladie. Comme étudiante, la poète a réalisé, sous la direction de Gabrielle Althen, des études approfondies, publiées par la revue Les Cahiers de La Baule en 1993, 1994 et 1995, sur Arthur Rimbaud, Yves Bonnefoy et Pierre Jean Jouve, trois auteurs bien présents dans ce Journal de Belfort.
Journal de Belfort proprement dit est suivi de poèmes en prose, généralement issus du Journal, par découpe et allègement. Puis vient un texte d’une douzaine de pages, titré par les éditeurs La Passante du péril. Journal d’une anorexique : le récit au présent de quelques fragments autobiographiques qui commencent comme une lettre à la mère. Les scènes, parfois violentes, retracent le traitement psychiatrique hospitalier de l’anorexie. Enfin viennent une douzaine de poèmes inédits en vers datés de juillet 1994.
Journal de Belfort atteste de son ancrage au quotidien. Chaque fragment est précisément situé et daté. C’est d’abord Belfort-du-Quercy, bourg du Lot d’environ 500 habitants. D’autres fragments sont situés à Caussade, Montauban, Toulouse et parfois Paris. Les dates s’étalent du 12 février au 27 mai 1994.
La grande ville est personnifiée, avec ses « rues rougeoyantes » aux « ruisseaux de sang labyrinthiques » et ses « rougeurs chrétiennes ». Ainsi sommes-nous plongés au cœur de l’univers intérieur douloureux et de la fulgurance lyrique d’une jeune femme éprise d’absolu dont les périodes peuvent susciter la réminiscence de certains vers de Rimbaud ou Hugo :
J’irai, j’irai, je me perdrai sur des pistes de feuilles, je marcherai avec souci d’une eau froissée d’absence.
Le Journal relate une histoire d’amour impossible : elle aime Michel, un homme qui ne la désire pas, qui ne désire que des hommes. Ils vivent et dorment ensemble. Elle a des relations sexuelles avec d’autres hommes, parfois les partenaires de Michel, et se montre attirée aussi par des femmes.
Que l’on n’attende pas ici le journal ordinaire d’une jeune fille. L’écriture, personnelle et brûlante, riche en asyndètes et métaphores, se détache des contingences strictes du réel par cette langue propre à Béatrice Douvre, poète des bords extrêmes : « Je veux le mot rugueux, le verbe brisé, la phrase étrange. » La déclaration rimbaldienne d’intention est claire, et le défi affirmé : « Les vieilleries poétiques abolies, j’invente des musiques nouvelles pour désosser les grilles et marcher sur les terrasses de verdure. »
Béatrice Douvre avait situé l’œuvre poétique de Rimbaud entre « anorexie et orexie », tel est ce Journal de Belfort. Entre la quête de pureté proche du mysticisme et l’appétit sensuel, entre le désir et le refus, la déchirure. La vie pleine se laisse entrevoir plus qu’approcher. L’hyperbole et l’oxymore sont les figures motrices du poème : « Étreindre le lieu des perfections fétides, amarrer l’encre neuve et noircir. » L’écriture accomplit cette nouvelle Saison en enfer. Elle écrivit de Rimbaud qu’il avait « goût pour la pierre qui ne soit pas goût pour le mot "pierre"1 » : « [L]’appétit, à la fois hésitant et sauvage, ouvre, au sens littéral, le monde ; ouverture que le monde ne lui rend pas. Alors quelque chose peut se refermer, un moment, une porte s’éteindre et ne plus donner accès. Demeure l’embrasure qui est désir.2 »
Entre désir et nostalgie du désir, le récit oscille. Quand enfin Michel et la narratrice font l’amour, elle écrit :
J’ai des chemins de sel sur le visage et des membres extasiés. J’ai fait l’amour avec Michel et j’ai poussé des cris de joie et de naissance. Des sentes de vie s’ouvrent, les caresses osées m’ont fait peur. J’ai peur du jouir et du réel mais je l’aime, j’aime en lui sa main christique quand il me touche, les yeux de perfection, la langue avide.
De refus en errances, la « mal aimée, mal étreinte » habite les mots de poètes comme Apollinaire, Jouve, Char, Bonnefoy, Léo Ferré, Baudelaire ou Nerval : « Je suis l’ignorée, l’incomprise, la ténébreuse, je marche déchirée parmi des pas obscurs. » Jean Starobinski soulignait à propos de Pierre Jean Jouve : « Les citations […] sont moins des emprunts que des signes d’intelligence et de gratitude envers ceux qui lui ont révélé un règne de poésie. Ils ont la fonction que Dante attribue à Virgile ; au moment où Jouve découvre l’inflexion si originale de son langage propre, il peut y inclure quelques-unes des paroles mémorables qui l’ont escorté.3 » Béatrice Douvre opère ainsi en s’appropriant des formules : les Feuillets d’Hypnos de René Char deviennent « feuillets hypnotiques », figurant la trace d’une intercession tentée vers le monde ou une transcendance.
La mort, toujours proche, est appelée ou repoussée, dans l’espérance d’une rédemption ou d’une résurrection, entre « crachats » et « rachat ».
« Ô pureté ! pureté ! » s’exclame Rimbaud approchant de la fin de sa Saison en enfer, « Par l’esprit on va à Dieu ! / Déchirante infortune ! » Mais où va la narratrice ? « Je n’ai pas l’âge pour mourir », répète-t-elle, affirmant la « pureté de [s]on désir » :
Dans l’ombre je fais oblation de mon corps jeune pour une éternité de maturité, je fais ce choix pour ne pas mourir aux verges des garçons, aux bras indifférents des femmes.
Ainsi nous parvient cette voix singulière, avec sa douleur et son espoir toujours renaissant.
1. Béatrice Douvre, « Le pas de l’espérance / Anorexie et orexie dans l’œuvre poétique d’Arthur Rimbaud », in Les Cahiers de La Baule n°67/68 (3e trimestre 1993).
2. Ibid.
3. Jean Starobinski « La traversée du désir », préface à : Pierre Jean Jouve, Les Noces suivi de Sueur de sang (Gallimard, 1966).
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