Au cours de l’histoire des idées, deux théories principales se sont disputé la définition de l’humour. La première, illustrée notamment par Hobbes dans son Léviathan, est la théorie de la supériorité : l’humour est lié au plaisir qu’il y a à se juger au-dessus des autres et très digne d’éloge par comparaison avec eux.
Mais l’humour ne se résume pas au mépris. L’autre théorie, dite « de l’incongruité », domine largement aujourd’hui, et c’est à elle qu’adhère l’auteur de ce livre. Au XVIIIe siècle, Francis Hutcheson fut l’un des premiers à la prôner, et donc à récuser la théorie de la supériorité.
Noël Carroll définit l’incongruité comme un écart par rapport à la façon dont nous pensons que le monde est ou devrait être. Il en précise les caractères : il s’agit d’une incongruité perçue, surgissant dans un environnement d’où la peur a été bannie, et qui n’est pas abordée avec le souhait véritable de sa résolution (comme le serait une énigme).
Les « congruités » que l’humour bouscule appartiennent à différents ordres. Il y a d’abord les règles de la logique. « Personne ne va plus dans ce restaurant parce qu’il est tout le temps plein à craquer. » En réalité, l’allure paradoxale de cette affirmation ne la prive pas complètement de sens : le langage courant ne peut être ramené à la logique pure, il y mêle nos désirs et nos points de vue. Comme l’a montré Quine, aucune proposition ne peut être vraie ou fausse en vertu de la seule signification des termes qu’elle contient. Certaines contradictions apparentes ne sont d’ailleurs que le fruit de la malice, comme lorsque Voltaire remarque qu’un patient a survécu malgré les soins que lui ont prodigués les meilleurs médecins d’Europe.
Il y a bien d’autres lois que celles de la logique. Les lois de la nature, par exemple. L’humour peut rabattre les extrapolations imaginaires qu’elles nous inspirent sur l’expérience quotidienne que nous en avons. Ainsi Tristan Bernard prétendait-il que Mathusalem ne faisait pas du tout son âge : quand il avait neuf cents ans, il en paraissait à peine trois cent soixante-quinze.
Délibérée en général, l’erreur de catégorie est une notion centrale. Des éléments relevant de registres tout à fait différents se trouvent mis en relation « par la manière particulière dont l’esprit en prend connaissance » (James Beattie). Deux cambrioleurs, de l’appartement où ils opèrent, entendent la police sur le palier. « Sautons par la fenêtre, dit l’un d’entre eux. – Tu es fou, on est au treizième étage. – C’est pas le moment d’être superstitieux ! » Le mélange du sacré et du profane est une source traditionnelle d’humour. Bouvard et Pécuchet ont recueilli dans leur bêtisier ce mot d’esprit (d’un comique involontaire) : non seulement Jésus était fils de Dieu, mais il était encore d’excellente famille du côté de sa mère.
Le jeu de mots est évidemment une des grandes ressources de l’humour. Il va à l’encontre de cette maxime implicite qui dans la conversation ordinaire nous enjoint d’éviter l’ambiguïté. Il met un mot sous tension en le ballottant entre les diverses significations qu’il peut revêtir. Par exemple, y a-t-il un sens de ce verbe où l’on peut donner ce qu’en même temps l’on conserve ? Une réponse négative produit ce coup de théâtre : « Papa, c’est qui qui m’a donné mon intelligence ? – Ça doit être ta mère, parce que moi j’ai toujours la mienne. »
Et puis il y a l’ironie, que l’auteur évoque à peine. Elle est pourtant la remise en cause permanente de la première des normes qui nous gouvernent, à savoir le langage. Le risque étant qu’à la manier on en vienne à ne plus assumer aucun mot de la langue, à mettre des guillemets partout… En revanche, Noël Carroll n’oublie pas ce qu’il nomme les « métablagues », lesquelles attirent l’attention sur les conventions du genre dans la mesure même où elles les esquivent. « Pourquoi les poules ont-elles traversé la route? Pour aller de l’autre côté.»
Selon lui – on ne peut qu’être d’accord –, l’amusement présuppose que le public chez qui on veut le faire naître connaisse toutes les congruités rudoyées par l’humour. Il en déduit que l’humour a prioritairement une fonction sociale : il serait une source d’information sur les normes qui régentent une culture et contribuerait à les renforcer. Pourtant, même s’il révèle à l’occasion quelque absurdité résultant de leur non-respect, l’humour ne peut être considéré comme le gardien des normes : il raille les règles qui nous régissent plus que ceux qui les transgressent. Mais Carroll tient à cette idée que rire ensemble, c’est reconnaître son appartenance à une communauté : l’humour concourt à la perpétuelle reconstruction d’un nous.
Comme l’auteur le dit lui-même, s’il y a un nous, il y a aussi un eux, contre lequel on se défend et qu’on attaque éventuellement. Ainsi des « histoires belges » ou autres « blagues de blondes ». On arrive ici à la question cruciale de la cible. La cible, ce ne sont pas les êtres d’imagination qui peuplent les blagues. La distance comique fait que, d’un point de vue ontologique, ils ne sont pas tout à fait comme nous. Dès lors, par un phénomène qu’on pourrait comparer à ce que Bergson, dans son essai sur le rire, appelait une « anesthésie momentanée du cœur », leur sort ne doit pas nous préoccuper. Quelle est, par exemple, la cible de l’humour noir ? Un certain sentimentalisme, dont nous supposons qu’il est outragé par cet humour, et non les personnages fictifs que celui-ci semble malmener. L’humour noir, dit Carroll, est « une satire des piétés conventionnelles ».
Le problème moral de l’humour apparaît déjà dans la conversation de tous les jours. Lorsque l’auteur d’un prétendu trait d’humour (une vacherie, en fait) constate qu’il a froissé son interlocuteur, il lui inflige une double peine : « tu n’as aucun sens de l’humour ». La question est encore plus grave quand une blague prend pour cible un groupe désavantagé ou qui est l’objet d’une discrimination reconnue. Rejetant l’amoralisme comique (et, en effet, on ne voit pas pourquoi l’activité humoristique échapperait à la morale), Noël Carroll opte pour un « moralisme comique modéré ». Ce qui est intéressant surtout dans son approche, c’est l’application qu’il fait à l’humour de la distinction fameuse du type et du token. En tant que type, une blague est moralement neutre ; « ce qui relève d’une évaluation morale, c’est l’acte consistant à présenter un token humoristique particulier dans une intention déterminée et un contexte donné ». Une histoire drôle, en effet, ne se réalise vraiment qu’à travers une « performance ».
L’intention de blesser fait toute la différence. Carroll se demande si une blague est moins drôle dans la mesure où elle est immorale. Il ne répond pas nettement à cette question. Pourtant, une idée développée dans la première partie de son livre aurait pu lui servir ici : là où il y a un danger, la menace d’une atteinte physique, l’humour n’est plus de mise. Or, nous pouvons très bien ressentir comme une agression personnelle le fait qu’une personne ou un groupe soit injustement traité.
Terminons par l’incongruité sur laquelle Carroll ouvre son livre. Un homme se rend chaque soir dans le même bar. Il commande invariablement ses verres de whisky par séries de trois : il a ainsi l’impression de partager ce moment avec ses deux frères, qui vivent au loin. Un jour, il ne commande que deux verres. Le serveur lui demande s’il ne serait pas arrivé quelque chose à l’un de ses frères. « Non, non, ne vous inquiétez pas, c’est juste moi qui ai arrêté de boire ! »
Thierry Laisney
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