L’œuvre de Mia Couto est importante : par ce qu’elle dit et par sa forme, par l’équilibre que l’écrivain, ou plutôt le poète, invente pour dire à la fois le monde qui l’entoure et l’épaisseur de sa perception. Dans ses romans, Couto décrit le Mozambique d’aujourd’hui sans en parler vraiment, usant de détours – ceux de la langue même, de son tissu, de la façon dont elle s’agence, se syncope –, mettant en scène une réalité violente sans jamais la placer au centre de manière patente. Le poète se place toujours dans l’à-côté, dans ce qu’on pourrait appeler l’« inévidence ». Ne versant jamais dans la dénonciation de la réalité, il fait se confronter les différentes strates du réel, les inscrivant dans un rapport vital au langage, à ce qu’il porte du passé, de la densité des êtres.
Mia Couto raconte la folie des individus qui ne supportent plus ce réel, qui veulent s’y soustraire. Souvenons-nous du délire du père dans L’Accordeur de silence ou des mensonges de la famille Sozinho dans Poisons de Dieu, remèdes du Diable : tous fuient la réalité, son caractère sordide, pour gagner quelque chose sur eux-mêmes, retrouver une relation naturelle avec le monde, s’échapper du cauchemar de la vie. Rien de bien neuf donc dans les crises de Mariamar, ce personnage qui porte le poids des fautes familiales et ne rêve que de quitter le village, de trouver l’amour véritable et de se libérer de ses démons intérieurs. Pas plus que dans les errements d’Arcanjo, le chasseur mulâtre, venu tuer les lions qui depuis quelque temps attaquent des femmes du village de Kulumani. La Confession de la lionne entrecroise les « papiers chaotiques » de l’un et ce que confie l’autre à un cahier qui est devenu son « unique vêtement ». C’est dans cette rencontre de leurs deux confessions – description de ce qui leur arrive autant qu’introspection fascinante – que prend corps le récit, qu’il acquiert une densité particulière et trouve un timbre singulier, qu’il créé un rapport original au réel et à ses arcanes. Le livre dit, dans un même élan, la dureté de la vie, le poids des traumatismes de la guerre, les conditions de vie précaires, le manque de tout, la corruption politique, la violence conjugale et ce monde empêtré dans ses contradictions propres.
Le romancier accepte ce rôle singulier d’assembleur de trop lourds silences, de ravaudeur du réel. La Confession de la lionne peut se lire comme une histoire d’amour aussi bien que comme le récit du manque attristant qui fait de l’homme ce qu’il est, une pauvre créature en proie à ses cauchemars et à ses démons. Couto ne se limite pas à un récit, et ce qui compte est comme en dehors de l’histoire. Le poète use de chemins de traverse pour dire sa vérité. Ainsi, les personnages doivent se confronter aux mythes qui les écrasent et dont ils ne savent que faire. Le rapport mythologique au réel, au passé, les déborde, contrefait leur parole, leur en confisque une part en même temps qu’il leur offre une échappatoire pour continuer à exister. Chez Couto, tout est affaire de vide, d’une parole intérieure qui ne suffit pas pour suturer le réel. Tout s’y défait, s’y décompose, y cherche appui. Les personnages de Couto sont faits d’un grand silence, d’un malaise qui ne se dissipe pas vraiment, d’une grandeur qu’ils saisissent sans la comprendre. Le mythe englobe le monde, lui apporte une continuité, lui offre une cohérence. Les êtres qui peuplent les livres ont besoin de ce rapport sacré au monde, et celui-ci en même temps les empêche d’exister.
Couto s’emploie par la fiction à trouver un espace où puissent coexister ces deux pans absolument disjoints. Tout est ici affaire de fuites, d’empêchements, de douleurs, d’abattements et de révoltes. Dans La Confession de la lionne, les femmes transgressent, modifient le rapport féminin aux choses primordiales – la fécondité et la stérilité, la sexualité et la violence, le privé et le public, le sacré et le profane, le pur et l’impur, l’amour et la possession –, brisent l’état du monde, affrontent ce que désormais elles refusent. Et ces bouleversements, l’entremêlement du réel et du mythe, l’impossibilité de les réunir, ne trouvent une forme que dans le langage même, dans une distorsion du discours qui accueille les éléments du passé, de l’irrationnel, tout en exprimant la réalité d’un univers cruel. Il faut se raconter le monde, l’entendre pour soi, le partager. Faire le deuil des mythes en leur offrant un étrange asile dans la parole poétique revient à vivre encore un peu, à tenir bon, à faire quelque chose, à ressentir « toujours la saudade comme une mer où, dans une autre vie, nous avons baigné ».
Arcanjo, le chasseur mélancolique, écrit : « Toute ma vie, les fables m’ont appris à distinguer le vrai du faux, à démêler le bien du mal. » Comment mieux résumer ce à quoi s’attache l’écrivain, cette façon, non pas d’être un simple fabuliste, mais d’introduire toujours dans le récit des éléments de fable qui ouvrent des voies pour comprendre en profondeur un monde étrange et contradictoire ? L’épure de son bref récit La Pluie ébahie porte ce rapport métaphorique à son apogée. Comme si l’écrivain y condensait, en un peu moins de cent pages, un sentiment étrangement nostalgique et une lucidité extrême, l’émotion intérieure et la parabole, le vrai et le fictif. L’histoire en est fort simple : un jour, la pluie s’arrête un peu plus d’un mètre au-dessus du sol et le monde se dessèche. Un petit garçon, portant le poids des secrets des adultes, traversé (comme Mariamar dans La Confession de la lionne) par la parole du grand-père, c’est-à-dire de l’ancestralité, rassemble les fils d’une légende pour se libérer de la malédiction. Le récit, concis, plein d’invention poétique, fait se désarticuler le réel, refonde un rapport au sacré, à la nature, aux choses vivantes que la modernité nie.
C’est profond, dérangeant, proche du rêve, de la saudade, c’est beau comme les aventures de l’enfance, les choses élémentaires que l’on ne peut oublier. Mia Couto met au centre l’impérieuse nécessité des mythes, inadéquats et pourtant nécessaires pour se saisir lucidement du monde contemporain, l’éclairer un peu et l’obscurcir aussitôt. Car « raconter une histoire c’est jeter des ombres sur le feu ».
Hugo Pradelle
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