Sur le même sujet

A lire aussi

Livre du même auteur

Faisons un rêve

Article publié dans le n°1046 (01 oct. 2011) de Quinzaines

Faisons un rêve. Pas celui d’aller à Venise : contrairement à ce que croit l’auteur, on peut certainement comprendre et aimer Vivaldi sans rien connaître de sa ville natale. Mais faisons le rêve que les ouvrages consacrés aux compositeurs parlent vraiment de leur musique et pas seulement des mille circonstances qui ont accompagné chacune de leurs œuvres.
Sylvie Mamy
Antonio Vivaldi
(Fayard)
Faisons un rêve. Pas celui d’aller à Venise : contrairement à ce que croit l’auteur, on peut certainement comprendre et aimer Vivaldi sans rien connaître de sa ville natale. Mais faisons le rêve que les ouvrages consacrés aux compositeurs parlent vraiment de leur musique et pas seulement des mille circonstances qui ont accompagné chacune de leurs œuvres.

Se tenir autour (circumstare, en latin) au lieu d’aller au cœur des choses, tel est bien le risque. En schématisant, la musicologie peut suivre deux orientations distinctes : la première (plutôt de tradition allemande) privilégie l’étude des styles et l’analyse des œuvres, la seconde (plutôt de tradition française) les recherches d’archives et le point de vue historique en général. La biographie du « Prêtre roux » par Sylvie Mamy relève du second genre. Détermination des sources (imprimées ou manuscrites), problèmes éventuels de datation, étude de documents divers (lettres, Mémoires, actes d’institutions, etc.), variantes et réutilisation d’une pièce… Telles sont quelques-unes des préoccupations de tout musicologue-historien, enquêteur dans l’âme qui cherche à reconstituer les conditions dans lesquelles a été exécutée... une œuvre. Chez les musicologues, animés du souci de la provenance, de l’origine, est à l’œuvre la passion identificatrice, laquelle se résume en un certain nombre de questions : Qui ? Quand ? Où ?, etc., tout ce que les anciens rhéteurs appelaient les circonstances du fait en discussion.

Ainsi Sylvie Mamy ne nous laisse-t-elle rien ignorer du nom des chanteurs des œuvres de Vivaldi lors de leur première représentation, ou encore des litiges qui ont pu opposer le compositeur à tel ou tel imprésario. Vivaldi a écrit de nombreux opéras ; l’exposé détaillé de leurs livrets est une autre occasion de ne pas parler de musique. L’accumulation de toutes ces précisions rend fastidieuse la lecture d’un ouvrage dès lors plus riche d’érudition que de musique.

En effet, les observations dédiées à la musique de Vivaldi à proprement parler sont souvent superficielles. L’examen de ses partitions n’est-il pas pourtant ce que l’étude d’un compositeur peut offrir de plus intéressant ? Et l’exercice ne requiert aucune des conjectures où se hasarde Sylvie Mamy lorsque – au moyen de points d’interrogation ou de conditionnels – elle tente de combler les « trous » que présente la biographie de Vivaldi. À plusieurs reprises, l’auteur nous dit que la musique de Vivaldi suggère, ou traduit, un élément extra-musical particulier, mais sans nous expliquer comment elle y parvient. Par exemple, dans l’oratorio Juditha triumphans, un passage suggérerait « l’oiseau en vol, le vent, la nature changeante exprimés dans le texte », nous n’en saurons pas davantage. Dans l’opéra Orlando, « Le compositeur suggère [la] douceur trompeuse [de certains personnages féminins] par des arias cantabile » ; mais encore ? Il y aurait bien d’autres exemples de cette négligence explicative.

On le voit, Sylvie Mamy semble convaincue que la musique peut avoir une fonction de représentation. À propos d’un opéra dont la partition est perdue, elle ne pense pas tout à fait impossible qu’on puisse se faire quelque idée de la musique sur la base du livret. Elle estime d’autre part que la vérité de la musique peut éventuellement être appréhendée par la connaissance biographique : « on ne cesse de quêter le plus petit document qui permettra de retracer le parcours du musicien, de percer peut-être le mystère de son talent hors normes ». Elle juge encore qu’« on ne peut vraiment comprendre ni aimer [la musique de Vivaldi] sans comprendre et aimer Venise ». Pourtant, si la musique de Vivaldi a quelque grandeur, elle doit bien se moquer de Venise ! Comme antidote à toutes ces considérations, je recommande la lecture de Boris de Schloezer, tenant d’une conception « préstructuraliste » des œuvres musicales (1).

Pour une approche plus musicienne de Vivaldi, on peut se référer à l’ouvrage désormais classique de son meilleur spécialiste actuel, Michael Talbot (2). Cet auteur, cependant, tombe lui aussi dans ce qu’on pourrait appeler le « sophisme biographiste » quand il pense pouvoir inférer de la musique du Prêtre roux les plus nobles qualités de sa personnalité (3). Le plan du livre de Talbot n’a rien d’original : après la vie, un chapitre sur le style musical de Vivaldi – qui manque cruellement chez Sylvie Mamy –, puis la musique examinée par grands genres – au lieu du déroulement exclusivement chronologique du présent livre. 

Talbot souligne la remarquable constance du style de Vivaldi (à la différence d’un Telemann, par exemple), qui sans doute le rend plus reconnaissable qu’un autre, et qui explique peut-être le cliché selon lequel Vivaldi aurait écrit quatre cents fois le même concerto. Mais l’apport de Vivaldi au concerto est selon Talbot « aussi remarquable que celui de Monteverdi dans l’opéra ou de Haydn dans la symphonie » (4). Talbot, exemples à l’appui, montre le côté audacieux de l’harmonie de Vivaldi (en particulier dans l’art de la modulation, c’est-à-dire du changement de tonalité en cours de morceau). Il nous dit aussi que le désir de traiter exhaustivement ses idées est étranger à la nature de Vivaldi (contrairement à Bach, qui tend à exploiter le matériau jusqu’à la limite de ses possibilités). Le souci de précision que manifeste Vivaldi (tant du point de vue du tempo que de l’intensité ou du phrasé) est rare pour son époque. Talbot met en lumière d’autres éléments encore : musique « à programme », les Quatre Saisons (sans doute l’œuvre la plus populaire de la musique dite « classique ») inaugurent une tradition « romantique » qui se poursuivra tout au long du XIXe siècle.

Cette dernière œuvre est d’ailleurs utilement traitée dans le livre de Sylvie Mamy (les sonnets qui précèdent la musique sont reproduits en traduction française). Mais regrettons que dans ce gros ouvrage il soit trop peu question de la musique de Vivaldi elle-même ; c’est elle pourtant, comme celle d’autres compositeurs, qui fait se retrouver les mélomanes et les artistes, grands, ou petits qui dans l’âge mûr prolongeons un amour apparu dans l’enfance.

  1. Boris de Schloezer, Comprendre la musique, Presses universitaires de Rennes, 2011 (cf. QL n° 1 044, p. 27).
  2. Michael Talbot, Vivaldi, Oxford, 1993 (1re édition : 1978).
  3. Op. cit., p. 72.
  4. Ibid., p. 129.
Thierry Laisney

Vous aimerez aussi