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Karl Löwith, philosophe allemand

Article publié dans le n°1087 (01 juil. 2013) de Quinzaines

Karl Löwith n’a jamais occupé le premier plan de la scène philosophique allemande du XXe siècle et pourtant il y aura été présent sans discontinuer, contribuant à sa gloire. La liste des correspondants avec lesquels il a entretenu des relations suivies est impressionnante ; elle témoigne du respect que lui portaient ses pairs, qui furent rarement en plein accord avec sa démarche mais la jugeaient cependant digne de leurs critiques amicales.
Enrico Donaggio
Karl Löwith et la philosophie. Une sobre inquiétude
(Payot)
Karl Löwith n’a jamais occupé le premier plan de la scène philosophique allemande du XXe siècle et pourtant il y aura été présent sans discontinuer, contribuant à sa gloire. La liste des correspondants avec lesquels il a entretenu des relations suivies est impressionnante ; elle témoigne du respect que lui portaient ses pairs, qui furent rarement en plein accord avec sa démarche mais la jugeaient cependant digne de leurs critiques amicales.

Avec Arendt, Jonas et Gadamer, Löwith est un des rares disciples que se soit reconnus Heidegger, même lorsqu’il eut pris ses distances d’avec lui. De ses années d’études, il avait conservé l’amitié de Leo Strauss, Herbert Marcuse, Éric Voegelin. Dans son exil italien, il obtint le soutien de Giovanni Gentile. Il nourrit aussi une correspondance suivie avec les théologiens Rudolf Bultmann et Eric Peterson, ainsi qu’avec Max Horkheimer, malgré son peu d’affinités avec l’école de Francfort. Devenu un charmant vieux monsieur au raffinement d’un « moine japonais » à l’époque où Nietzsche accédait à une mode éloignée du nazisme, il fut reconnu comme un des premiers à s’être inscrits dans une telle perspective, bien avant que Heidegger ne se tourne de ce côté-là. Lui qui n’eut jamais la moindre attirance pour le communisme, il avait aussi été un des premiers à s’intéresser aux écrits du jeune Marx, inscrits, de pair avec ceux de Kierkegaard, dans la perspective de l’après-Hegel, considérant « qu’entre Hegel et Nietzsche, il n’y a rien eu d’autre qu’une succession de tentatives fondamentales pour reconquérir un monde perdu ». Même s’il ne fut jamais proprement un wébérien, il devait être durablement marqué par la célèbre conférence sur « la science comme profession » à laquelle il avait assisté au tout début de ses études, et il allait être un des premiers à oser un parallèle entre les anthropologies de Max Weber et de Marx. Cet article retentissant lui attira les félicitations de Heidegger, quoique celui-ci reconnût dans la même lettre n’avoir rien lu de Marx et guère davantage de Weber.

Chassé d’Allemagne au prétexte d’une ascendance juive dont il ne s’était jamais soucié auparavant, il trouva quelque temps refuge à Rome, où il put bénéficier des subsides de la Rockefeller Foundation. C’est qu’en 1934 l’Italie n’est pas encore alignée sur le Reich, elle n’a pas encore adopté les lois raciales de 1938 et elle offre un refuge à ceux des exilés juifs que les nazis ne pourchassent pas pour leur activité politique. Löwith y restera un peu moins de trois ans, du début de 1934 à l’automne 1936. Il serait volontiers retourné enseigner en Allemagne, si cela avait été permis à quelqu’un que les lois raciales excluaient comme juif, nonobstant ses états de service pendant la Première Guerre mondiale. Un de ses anciens étudiants japonais lui proposa de venir à Sendai, où il put donner en allemand, cinq ans durant, des cours de philosophie et de littérature allemandes devant des étudiants japonais qui « lisaient Platon en grec, Pascal en français, Hegel en allemand, Hume en anglais ». Contraint à un nouvel exil par la pression des représentants au Japon du pouvoir national-socialiste, c’est aux États-Unis que, finalement, il trouva un point de chute début 1941, d’abord dans une petite université protestante de Nouvelle-Angleterre, puis à New York, où il rencontra d’autres exilés. C’est seulement au début de 1952 que cet Allemand jusqu’au bout des ongles pourra retrouver le pays qui est pour lui celui de la pensée – le sien. Mais c’est avec une chaire à la prestigieuse université de Heidelberg, où il officiera jusqu’à son départ en retraite.

Les étapes de ces cheminements d’exil ne doivent pas être interprétées sur un mode politique – conception tout à fait étrangère à ce pur philosophe universitaire. Il est allé là où il a pu obtenir des postes, et donc dans des pays qui, avant d’être des alliés militaires dans l’Axe, étaient ceux où l’on s’intéressait le plus à la philosophie allemande contemporaine. Aux États-Unis, en revanche, et même à New York, il eut l’impression de se trouver dans un désert intellectuel, sans personne avec qui s’entretenir sérieusement de philosophie, hormis quelques autres exilés. En outre, les choses étaient moins claires sur les réalités politiques de ces pays qu’elles ne le sont pour nous, qui avons le loisir de porter un regard rétrospectif et un jugement moral sur ce que purent ne pas voir, de la réalité politique des pays dans les institutions universitaires desquels ils étaient accueillis, des esprits à qui la politique était aussi étrangère qu’au Sartre de 1934. Ajoutons à cela que, avant qu’il ne se rallie au nazisme et ne sombre dans l’antisémitisme, le fascisme mussolinien put faire illusion auprès d’esprits qui, comme Gentile, crurent y voir un accomplissement de la doctrine hégélienne de l’État. La démarche n’était peut-être pas très éloignée de celle qui suscita chez Kojève une attirance pour Staline. Comme aujourd’hui nous sommes devenus très malins, nous ne risquons plus de retomber dans pareilles ornières !

Löwith ne s’inscrivait pas dans une telle perspective ; il ne manifesta pas le moindre engagement politique, pas même celui qui se traduit par un bulletin de vote, et ne pouvait donc apparaître comme un opposant politique. Si les nazis ont tenu à le chasser de partout où ils avaient de l’influence, c’est uniquement parce que ce penseur qui ne s’était jamais perçu comme juif pouvait être caractérisé « biologiquement » comme tel.

Toutefois, si apolitique qu’ait pu être ce premier – certes hétérodoxe – d’entre les disciples de Heidegger, vient un moment où l’on ne peut pas ne pas voir vers quoi peuvent mener certaines conceptions qui engagent peut-être la philosophie elle-même. Ce n’est pas tant ses exils personnels qui l’ont mené à une telle réflexion, que d’apprendre que l’Allemagne officielle ne se contentait pas de chasser les Juifs mais avait entrepris de les exterminer méthodiquement. Il ne s’agit plus alors de s’irriter de la croix gammée que Heidegger (ou, en tout cas, son épouse) porte à la boutonnière lorsqu’il vient donner des conférences à Rome en avril 1936. Plus grave que ce « manque de tact horripilant » est la question de savoir s’il n’y a pas dans sa philosophie même quelque chose qui mène à cela, si le discours sur le nihilisme contemporain (dans la pensée) ne mène pas à ce nihilisme (pratique) qu’est le nazisme, avec son ambition de détruire sans rien chercher à construire. En ce sens, Löwith est prêt à parler d’une philosophie politique, pourvu que l’on comprenne par là une « étude des conséquences politiques nécessairement impliquées par toute philosophie axée sur le temps, l’homme et l’histoire ». On reconnaît là une démarche qui avait été celle du jeune Marx face à Hegel ; Löwith, pour sa part, vise Heidegger, l’auteur, avec Être et Temps, d’une doctrine imprégnée d’histoire. Ce qui n’apparaissait pas en pleine lumière avec le grand livre de 1927 devient clair dans les œuvres postérieures au « tournant » opéré par Heidegger après la guerre, quand celui-ci insiste sur « l’oubli de l’être » pour décrire un déclin et une régression vers le néant qui est en quelque sorte le calque négatif de l’espoir en un monde radieux qui avait animé les philosophies progressistes de l’histoire.

Tel est l’homme dont Enrico Donaggio propose une solide biographie intellectuelle fondée sur une connaissance exhaustive de ses moindres textes publiés, complétée par des entretiens avec ceux qui l’ont connu ainsi que par la lecture de son abondante correspondance. Ceux à qui le nom de Löwith était inconnu découvriront ainsi une personnalité exemplaire de ce que l’université allemande put produire de meilleur dans le champ de la philosophie. Ceux qui avaient déjà lu tel ou tel de ses ouvrages y gagneront une précieuse mise en perspective. Il n’est pas indifférent d’apprendre qu’il considérait son Histoire et Salut comme « achevant » son ancien livre sur l’éternel retour chez Nietzsche. La lumière se fait ainsi et sur l’un et sur l’autre. 

Marc Lebiez

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