Jim Harrison aime les fleuves. Il y a trente ans, il a fait paraître un recueil de poèmes intitulé Théorie et pratique des rivières, et il revient aujourd’hui à cette fascination. Il rejoint ainsi toute une lignée d’écrivains qui y trouve une métaphore fondatrice. On pense par exemple à Thomas Wolfe (Le Temps et le Fleuve), ou à James Salter, chez qui le Hudson est omniprésent.
Il n’empêche que, une fois encore, le modèle littéraire qui s’impose est celui de Hemingway. Pas à cause des magnifiques nouvelles où celui-ci se remémore son enfance dans le Michigan – même si on y songe en lisant le deuxième roman court de ce volume, qui met en scène un adolescent amoureux de la nature. Mais plutôt pour la vision manichéenne des rapports entre les sexes, cette opposition entre, d’une part, le héros masculin, solitaire, travailleur et en manque d’argent, et, d’autre part, la femme riche et gâtée qui cherche à saper l’énergie vitale du premier, à le piéger et à le corrompre.
On retrouve ici l’ambiance des Neiges du Kilimandjaro, où le narrateur, un écrivain mourant, réfléchissait avec amertume sur l’échec de sa vocation, qu’il attribuait en partie à l’influence d’une épouse aisée et à la vie oisive et décadente dans laquelle celle-ci l’avait entraîné.
En effet, une mélancolie évocatrice de la mort colore les deux parties de Nageur de rivière. Leurs héros, un historien d'art de soixante ans et un fils de fermiers qui n’a pas encore atteint l’âge de la majorité, font face chacun à sa finitude. Ils ont la chance d’avoir une passion : la peinture pour le premier, la natation pour le second. En principe, rien ne les empêche de réaliser leurs rêves, ils sont complètement libres à tous égards.
Hélas, c’est compter sans le rôle néfaste que joue le désir sexuel. Le héros chez Harrison, comme chez Hemingway, aime les femmes, et il les aime riches. En quoi le compte en banque devient-il un élément érotique ? Dans Nageur de rivière, les héroïnes sont des filles à papa. En faisant l’amour avec l’une d’elles, le héros s’empêtre inéluctablement dans une relation compliquée avec son beau-père potentiel. Est-ce en réalité la fille qu’il aime, ou la puissance physique et financière de cette figure du père par procuration ?
Pour un romancier, c’est une configuration qui offre de riches possibilités narratives, et Jim Harrison les exploite avec brio. À commencer par l’histoire de Clive, personnage principal d’Au pays du sans-pareil, première partie de ce livre. Clive vit depuis quarante ans à New York. Il arrive à la ferme familiale dans le nord du Michigan pour s’occuper de sa mère vieillissante, ce qui permettra à Margaret, sa sœur, de prendre ses premières vacances en Europe.
Le retour à ses racines fournit à Clive l’occasion de réfléchir sur sa trajectoire professionnelle, sur son père défunt, sur son ex-femme (une richissime héritière) et sur la peinture, qu’il avait abandonnée en faveur de son activité de professeur et de commissaire-priseur. En renouant avec les occupations de son enfance ainsi qu’avec son premier amour de lycée, il puise en lui-même l’authenticité qui lui faisait défaut à Manhattan.
Parce que les villes sont corrompues, au propre comme au figuré. L’opposition homme/femme qui traverse cette œuvre correspond à celle de la nature et des villes. Dans la mythologie de Jim Harrison, l’homme pur et sauvage gagne la ville pour trouver un partenaire sexuel et se reproduire, à la manière des saumons qui remontent le fleuve. Une fois ses instincts assouvis, s’il réussit à se défaire de l’étreinte féminine, il retourne dans la forêt pour poursuivre sa vocation solitaire.
Sur le plan étymologique, « forêt » et « foreigner » (étranger) ont la même racine. Est-ce pour cela que les héros de Hemingway et de Harrison sont tellement attirés par l’Europe ? Le Vieux Continent peut-il représenter une sorte de compromis acceptable entre les valeurs de la civilisation et celles de la campagne ? Les Européens ont-ils mieux su résister à l’influence corrosive de l’argent ? L’homme du Midwest, si bien adapté lorsqu’il reste près de ses racines campagnardes, peut-il aussi se nourrir de celles de la culture occidentale qu’il trouve à l’étranger, en France, en Italie, en Grèce ?
Au début de Nageur de rivière, le second roman court du livre, Thad, le héros, n’a pas encore eu l’occasion d’être détourné de son chemin, d’être séduit au sens étymologique. Il n’a que dix-sept ans. Mais cela ne tardera pas. Il est un nageur sans pareil, capable de distances dignes de celles que parcourt un saumon. Un jour, il est hélé par Laurie, fille d’un riche homme d’affaires propriétaire d’un vignoble. À la différence d’Ulysse devant les sirènes, Thad ne s’est pas fait attacher à un mât ; il rejoint donc la fille, allongée en mini-bikini sur le grand ponton devant la cabane à barbecue de Frank, son père. Celui-ci les espionne, saisit une douve de tonneau et la jette sur le visage de Thad. Une lutte à mort s’ensuit, Thad doit s’enfuir. Il nage jusqu’à Chicago, preuve s’il en était besoin que ce texte relève du registre de la fable.
Il fait escale dans un petit village, où il est accueilli par son cousin et trois ravissantes jeunes filles d’une banlieue riche de Chicago, des sirènes contemporaines. Lorsqu’il se lave, Emily, l’une d’elles, impatiente de s’emparer du garçon avant les autres, s’invite sans cérémonie dans la douche et ils s’unissent immédiatement sur le tapis de la salle de bains. Ils se quittent à l’aube. Le lendemain, quand Thad arrive à Chicago, il retrouve Emily au Drake, l’un des hôtels les plus chics de la ville, où le père d’Emily, John Scott Walpole, puissant homme d’affaires, a une chambre attitrée. Ils boivent du vin blanc et font l’amour ; ensuite le père arrive, serre la main du nouvel amant de sa fille et lui offre un poste dans son entreprise.
John Scott est le beau-père idéal, un ange gardien, un dieu. Quelques minutes plus tard, Thad reçoit un appel téléphonique qui lui apprend que son père vient de se faire tabasser par des sbires de Frank. Le soir même, Thad part en avion privé vers le Michigan, accompagné de sa fiancée et de son nouveau bienfaiteur.
Selon Fitzgerald et Hemingway, lorsqu’un homme spirituel fréquente une femme riche, ça finit toujours mal. Qu’en pense Jim Harrison ? Lui qui, selon ses propres dires, a travaillé pour Hollywood pour des raisons pécuniaires, est-ce qu’il croit qu’aucun compromis n’est jamais possible ?
À la fin du roman, lors d’une de ces rêveries qui nourrissent le texte, Thad se pose la question. Il décide que nous sommes tous des « putains » – même l’auteur d’Ulysse – et il peut donc épouser Emily en toute bonne conscience. Mais, vu les principes déterministes de ce roman, ce mariage ne s’expliquerait-il pas, plutôt que par l’argent, par l’hérédité ? Emily n’est pas comme les autres filles de son milieu social, elle a été adoptée par un Italien du Frioul. De plus, le futur beau-père de Thad est lui-même né dans une ferme du Kansas. La terre est-elle le garant absolu de la bonté, même pour ceux qui s’en sont détournés depuis une génération ?
Steven Sampson
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