Le récit s’ouvre sur une scène traumatisante : l’exécution d’un mafieux, qui n’a sans doute pas respecté les règles. On apprendra plus tard le lien qui rattache cet acte violent au personnage principal du roman.
Du roman dans le roman, doit-on dire, car le narrateur, qui déclare être l’écrivain Walter Siti en personne et se présente en quelques pages, accepte, en échange d’un service important, d’écrire la biographie de Tommaso, qui constituera en fait le corps du récit: « Tu dois me dire qui je suis », précise le bankster. Il l’a rencontré pour la première fois dans une soirée romaine qui rassemblait la fine fleur de la finance et des arts dans un appartement hyperluxueux de l’Urbs.
À trente ans, Tommaso est arrivé, par le biais de la finance, à un sommet social difficile à dépasser. Il est pourtant parti de peu : son père, mafieux, est emprisonné une première fois brièvement, puis une seconde fois pour quatorze ans, à la suite d’un délit beaucoup plus grave. La mère, Irene, personnage important dans le récit, sera tour à tour femme de ménage et concierge pour faire vivre cette famille réduite. Détail capital : Tommaso ressemble à un éléphant. Immense et obèse, il restera immense mais sera seulement gros après une opération de chirurgie esthétique. Dans sa jeunesse, cette hypertrophie, qu’il alimente au sens propre du terme, fait de lui la victime de ses copains de classe. Est-ce le ressort qui le pousse à s’imposer avec autant de force, sur un tout autre plan ? Gentil, peut-être honnête au départ, intelligent, pointu en mathématiques, il fait de brillantes études, et part en flèche dans la haute finance.
C’est donc l’occasion pour le narrateur d’étudier, presque scientifiquement, le fonctionnement de cette activité, qui est l’activité des activités, puisqu’elle est étroitement liée à la richesse et à la politique, donc au pouvoir. Le lecteur non spécialisé dans la question réussit à comprendre les mécanismes de l’économie numérisée, et ses dessous peu avouables : « Ce qui est bien quand on trade par écran interposé, c’est qu’on ne voit même pas la tête de ceux qu’on baise ». On comprend vite qu’il n’y pas d’argent propre. Tommaso finira inéluctablement par nouer les mêmes « alliances » que son père. En Italie, semble dire Siti, il est presque impossible, arrivé à un certain niveau, d'échapper aux mirages de la mafia.
En contrepoint : la vie mondaine des Romains people, clinquante, amorale ou immorale, où tous les milieux se mélangent pourvu que leurs représentants aient un très gros compte en banque. Ces soirées, ou ce mariage grand style, ou ces parties de yachting, sont observés d’un œil lucide et à peine ironique ; les conversations sont rapportées dans un style rapide, déstructuré, telles qu’elles sont dans la réalité. Notons que la traduction de Serge Quadruppani épouse avec aisance tous les niveaux de langue, allant du verbiage mondain au jargon de la finance, en passant par le dialecte sicilien, propre à la mafia.
Le bankster milliardaire, qui, vu son étrange silhouette, n’a pas beaucoup de succès auprès des femmes gratuites, est « fiancé » avec Gabriella, ancienne top-modèle, connue de tous par de brèves apparitions à la télévision. Très belle, très cynique, elle ne cache pas à Tommaso qu’elle ne vit avec lui que pour son argent. Tromperies des deux côtés, échangisme, érotisme débridé, etc. Est-ce parce que Tommaso accorde désormais trop de temps au sexe que sa trajectoire cesse d’être ascendante et qu’il est obligé d’en venir à des alliances douteuses ?
Le roman, intelligent et bien documenté, n’a pas pour mission de juger ou de donner des leçons de morale. C’est un simple constat, fût-il un peu défaitiste : « Sans distinction de milieu ou de classe, la pure existence du mal et de la tromperie semble désormais la dernière tentative du monde pour apparaître réel ». Pour en revenir au titre, il est inutile de vouloir résister au sexe et à l’argent, les deux piliers de notre société. Berlusconi, brièvement évoqué, serait-il le symbole vivant de cette vérité ?
Quant à la personnalité du narrateur, elle apparaît en vedette dans le premier roman alors qu’elle n’est qu’au second plan dans celui qui nous occupe, mais, dans les deux cas, elle s’inscrit dans l’optique ci-dessus définie. Walter Siti ne tente pas de résister au sexe, tant que sa jeunesse le lui permet, ensuite il se tourne, non pas vers la richesse, mais vers les riches, qu’il aime fréquenter, tout en n’en faisant pas partie.
Puissent ces quelques aperçus donner une idée de la densité et de l’actualité d’un roman qui a obtenu en 2013, à une très forte majorité, le prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt.
Monique Baccelli
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