Si Santiago Espinosa soutient cette position, c’est en réaction à ce qui lui semble être la doxa gouvernant les discours contemporains sur la musique, selon lesquels celle-ci serait toujours l’expression de quelque chose d’autre qu’elle-même. La musique devient ainsi la manifestation d’une absence, ce qui conduit certains, note Espinosa, à l’identifier avec la mélancolie. Clément Rosset – auteur de la postface – dénonce, de la même façon, une conception « superfétatoire » de la musique : la musique ajoute quelque chose à ce qui pourrait très bien au fond se passer d’elle.
Ce refus de considérer la musique dans sa singularité est, pour Espinosa, l’illustration d’un refus plus général, celui du réel : toute chose est regardée comme devant être l’indice d’une autre. Or, la musique permet justement, selon lui, « de penser et d’aimer le réel comme il est, non comme on voudrait qu’il fût » et d’accéder ainsi à la joie. Lorsque l’auteur affirme que ce qui nous intéresse dans une œuvre, c’est ce qu’elle n’est pas, on songe à Bergson, qui disait précisément cela au sujet de l’opération consistant à analyser. Nous courons toujours le risque de négliger ce qu’une musique a de singulier. Ainsi Barthes prétendait-il qu’aucun écrivain n’avait bien parlé de la musique, celle-ci étant de l’ordre de la différence quand le langage est de l’ordre du général.
La thèse dont Santiago Espinosa est un défenseur radical – l’idée que la musique n’a pas d’autre contenu que sa forme – a un nom : c’est le formalisme. À la fin du XVIIIe siècle, quand régnait encore la théorie de l’imitation, Chabanon fut le précurseur de cette nouvelle façon de concevoir la musique. Du beau dans la musique (1854), où Hanslick parle de « formes sonores en mouvement », en constitua plus tard le manifeste. Au siècle dernier, des auteurs comme Boris de Schlœzer ou encore Stravinski (dont on cite souvent le propos selon lequel la musique serait, par essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit) se sont inscrits dans cette tendance.
Un formalisme tempéré s’oppose légitimement à certains abus. Le premier d’entre eux, on pourrait l’appeler le « logocentrisme », c’est-à-dire la volonté de tout rapporter au langage. Quelques penseurs ont du mal à admettre que la musique ne puisse se traduire en mots (1). Pourtant, en musique, on passe des notes (que Lévi-Strauss proposait d’appeler des « sonèmes » par analogie avec les phonèmes du linguiste André Martinet) aux phrases, et les mots de la langue n’y ont pas d’équivalent. Pas de dictionnaire donc, et pas de traduction. Parfois, comme on n’est pas toujours parvenu à renoncer à la valeur sémantique de la musique, les sentiments ont remplacé les vocables et on a cru – c’est la même méprise – que chacun d’entre eux pourrait être rendu par un élément du langage musical.
Espinosa a raison encore quand il invite le lecteur à s’attacher réellement à la musique qu’il entend et non à quelque chimère formée plus ou moins à partir d’elle. Selon un romantique (l’auteur se méfie des romantiques : ils préfèrent l’irréel au réel), John Keats, « les mélodies que l’on entend sont douces, celles que l’on n’entend pas sont plus douces encore ». Dans un livre paru il y a une cinquantaine d’années, après avoir recouru à cette citation, Luc Bérimont ajoute (2) : « La symphonie tracée sur le papier, celle que joue l’orchestre, n’est qu’une flammèche auprès de l’ouragan de feu qui brûlait le compositeur. Et le poème, quand il est imprimé, n’est plus rien qu’une étincelle morte… » Dès lors, on n’écoute pas la musique, nous dit Espinosa, mais sa possibilité. C’est vrai, mais la liberté de l’auditeur existe ; rien ne l’empêche de concevoir d’autres mondes possibles, où telle mélodie, par exemple, n’aurait pas suivi le cours qui lui a été finalement tracé. Entre l’ignorance presque totale de ce qui se présente à l’oreille et la situation d’un récepteur pétrifié, il y a sûrement une troisième voie.
Pour Santiago Espinosa – Clément Rosset dans sa postface reprend cette idée –, il ne faut pas confondre ce que dit la musique – et que seule l’écoute peut nous révéler – et ce que nous disons autour d’elle, qui relève de l’interprétation. Distinction contestable : n’est-ce pas aussi par nos discours que nous transformons un ensemble de sons en une musique ? Certes, il peut arriver que nous fassions dire à une œuvre musicale quelque chose qui lui est complètement étranger. L’auteur caricature ce penchant en imaginant un commentaire qui verrait dans tel ou tel accord une « manifestation un peu maladroite en faveur de la lutte ouvrière » ou de « l’égalité entre les hommes et les femmes ».
Un autre écueil se présente quand on parle de musique, c’est celui d’un « bavardage psychologisant » (Rosset) qui n’a rien à voir avec ce dont on est supposé s’occuper. En réalité, il s’agit là des discours entièrement personnels qu’un morceau de musique peut inspirer à un auditeur et qui sont issus, pour la plupart, d’associations que celui-ci effectue en toute subjectivité. Mais la musique ne s’appréhende pas uniquement par ce genre de représentations : elle a aussi un sens qui, pour n’être pas langagier, n’en est pas moins partageable. Entre le subjectivisme et une approche seulement technique, il y a certainement place pour une autre sorte de discours.
Il est faux de prétendre, comme le fait Espinosa, que la musique n’a aucune aptitude à représenter. Le philosophe américain Peter Kivy a clairement exposé les deux types de représentation assignables à la musique : la représentation « picturale » (renvoyant, par définition, à des phénomènes sonores : imitation de chants d’oiseaux, allusion à une autre œuvre musicale, etc.) et la représentation « structurelle » (l’Ascension du Christ, par exemple, figurée par un motif ascendant : ce second genre de représentation, il est vrai, est difficilement concevable sans le secours d’un texte). Il est faux également de dire qu’« il n’est pas de deuxième degré en musique », car la musique peut se prendre elle-même pour objet et témoigner d’une véritable ironie, en jouant notamment sur les conventions et les attentes que celles-ci suscitent chez l’auditeur (3).
Santiago Espinosa, qui définit la musique comme l’« articulation de sons dans le temps » et pour qui « le son ne se produit pas dans la conscience mais dans la matière », cède à un certain fétichisme sonore. En réalité, une œuvre musicale renvoie forcément à des éléments extra-musicaux : rien dans la nature du son, comme l’a relevé Jacques Barzun (4), n’exige, par exemple, qu’une symphonie comporte quatre mouvements ; les structures musicales répondent à des désirs (variété, équilibre, etc.) qui ne sont pas spécifiquement musicaux. C’est en ce sens que Barzun considère qu’il n’y a pas de musique sans programme. L’écoute que préconise Espinosa évoque une « pureté » introuvable, un peu à la manière de cette « compréhension musicale basique » dans laquelle Jerrold Levinson, dans un livre récemment traduit en français (5), cherchait à nous enfermer.
La musique ne renvoie pas qu’à elle-même mais à beaucoup d’autres choses ; et s’il est vain de vouloir la faire parler, il serait dommage de la réduire au silence.
- Un exemple récent : Philippe Nemo, Le Chemin de musique, Puf, 2010 (voir QL n° 1 029).
- Préface de 65 vocations de musiciens, Gründ, 1961.
- Voir NQL n° 1 098 : « L’humour en musique ».
- Voir QL n° 1 090, p. 29.
- Jerrold Levinson, La Musique sur le vif, Presses universitaires de Rennes, 2013 (voir NQL n° 1 111).
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