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Michel Paul Guy de Chabanon

Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

De même que les auteurs de cette anthologie de philosophie de la musique disent avoir privilégié des écrits peu connus ou difficilement accessibles (1), de même je voudrais mettre en relief un des auteurs qu’ils ont choisis, et que la postérité néglige injustement. 
Collectif
Philosophie de la musique. Imitation, sens, forme
De même que les auteurs de cette anthologie de philosophie de la musique disent avoir privilégié des écrits peu connus ou difficilement accessibles (1), de même je voudrais mettre en relief un des auteurs qu’ils ont choisis, et que la postérité néglige injustement. 

De Platon jusqu'au XVIIIe siècle inclus, la musique a été conçue par les penseurs comme devant répondre aux exigences de l'imitation : description des phénomènes naturels, représentation de la voix humaine, traduction des sentiments du compositeur, etc. Deux citations révélatrices, la première de Descartes : « La musique doit imiter tout ce qui arrive dans la société humaine » ; la seconde de D'Alembert : « Toute musique qui ne peint rien n'est que du bruit ».

Malgré leurs manifestes, les romantiques eux-mêmes n'ont pas vraiment renoncé à cette façon d'entendre. Par exemple, E. T. A. Hoffmann (dans ses Kreisleriana) estime que les tentatives de musique descriptive sont « de ridicules égarements » et qu'on ne peut saisir l'essence propre de la musique que dans les oeuvres purement instrumentales ; en même temps, voici ce que lui suggère l'audition de symphonies de Haydn : « Des rondes de jeunes gens et de jeunes filles défilent devant nos yeux ; des enfants rieurs s'épient derrière les arbres, derrière les buissons de roses, se taquinent et se jettent des fleurs. »

Sur la fin du XVIIIe siècle, pourtant, un écrivain exceptionnel et méconnu a remis en cause sans équivoque la théorie classique de l'imitation : il s'agit de Michel Paul Guy de Chabanon (1730-1792), auteur dans son âge mûr d'un livre intitulé De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre (1785), « un ouvrage de Philosophie fait à l'occasion de la Musique », selon ses propres termes.

Chabanon se demande si la musique est bien un art d'imitation, comme l'ont pensé tous ses prédécesseurs et ses contemporains. Il commence en rendant hommage à l'idée selon laquelle les arts ont pour vocation de reproduire l'image de la nature, dont ils sont les enfants, et en célébrant l'un des initiateurs de cette conception, Aristote, « celui de tous les Philosophes qui s'est le moins livré aux prestiges de l'imagination ». Mais il en arrive bientôt à son point de vue personnel : « Rien de si douteux que ce besoin d'imiter, dont on fait une des propriétés essentielles de la musique. »

Les animaux sont sensibles à la musique, c'est la preuve qu'elle n'a pas besoin d'imiter pour plaire (les animaux se préoccupant peu de la question de l'imitation). Chabanon puise à Plutarque et à Buffon, pour remarquer, entre autres exemples insolites, l'attrait que la musique exerce sur les cerfs, les dauphins, les éléphants, sans oublier les araignées (2), « qui descendent de leur toile et se tiennent suspendues tant que l'instrument continue de jouer, et qui remontent ensuite à leur place ordinaire » (Buffon). Chabanon précise que l'araignée est charmée surtout par une musique lente et harmonieuse. De la même façon, la musique séduit les nourrissons et les « sauvages », les « Nègres qui peuplent nos Colonies. Ils mettent en chant tous les événements dont ils sont témoins ; mais que l'événement soit heureux ou sinistre, l'air n'en a pas moins le même caractère ».

Le chant ne peut imiter que ce qui chante ; et encore le ramage des oiseaux n'est-il pas bien rendu par une musique inféodée aux lois de l'harmonie : « Plaisant Art d'imitation, s'il rend les choses qui lui sont le plus analogues de façon que la copie ne ressemble jamais au modèle ! » En tout cas, l'imitation n'est véritable que si elle s'applique à une mélodie ; « En s'éloignant de là, l'imitation s'affaiblit en raison de l'insuffisance des moyens que la musique emploie ». S'il s'agit, par exemple, de dépeindre un ruisseau, le musicien recourra au balancement continu de deux notes conjointes ; d'où l'emploi par tous les compositeurs d'un cliché, d'une « forme mélodique connue et presque usée », où s'emprisonnera le passage en question. « D'après ce calcul, dit Chabanon, l'oreille perd à cette peinture presque tout ce que l'esprit y gagne. »

Comme le rappelle notre auteur, un sens n'est pas juge de ce qu'un autre éprouve ; « Aussi n'est-ce pas à l'oreille proprement que l'on peint en musique ce qui frappe les yeux : c'est à l'esprit, qui, placé entre ces deux sens, combine et compare leurs sensations. » Mettons qu'un musicien doive dépeindre le lever du jour ; il représentera par l'opposition des sons (clairs et perçants/sourds et voilés) le contraste de la lumière et des ténèbres. Ce faisant, il n'aura peint ni le jour ni la nuit mais seulement un contraste, n'importe quel contraste : l'idée de contraste.

Chabanon a distingué ainsi ­ mais il n'aurait certes pas utilisé des mots aussi barbares pour désigner ces deux réalités ­ une représentation picturale (ayant pour objet un phénomène sonore) et une représentation structurelle.

Par sa vertu descriptive ­ réduite ­, la musique peut, au théâtre, conférer un intérêt nouveau à certaines situations, mais, hors de la scène, Chabanon ne reconnaît qu'un avantage à la musique pourvue de paroles, c'est d'aider « la faible intelligence des demi-connaisseurs et des ignorants, en fixant le caractère de chaque morceau, en leur en indiquant le sens, qu'ils ne concevraient pas sans ce secours ».

Chabanon fait sienne une idée qui n'est plus très en faveur aujourd'hui : la musique serait une langue universelle. Pour lui, « la mélodie résultant de rapports vrais, naturels, entre les sons, elle est nécessairement (à de petites différences près) partout la même ». Un peu plus loin : « les Mathématiciens ont chiffré la raison de nos plaisirs ». Cette langue universelle, pourquoi ne sert-elle pas aux hommes pour communiquer ? Parce que « La nature qui a voulu que le chant fût une langue universelle n'a pas voulu que cette langue servît à nos besoins ». Il eût été facile que la convention attachât des idées aux sons. Par exemple, « deux sons chantés à la tierce l'un de l'autre » auraient pu signifier du pain, puisque, par convention, toute chose peut renvoyer à n'importe quoi ; mais alors la musique n'aurait plus été « un langage uniquement propre à nous procurer du plaisir ».

La musique est donc une langue, avec ses caractères élémentaires : les sons ; avec ses phrases, « qui commencent, se suspendent et se terminent ». Mais, à l'inverse de celle des mots dans le langage, la place des sons y est nécessairement fixée dès lors que le chant est conçu. Chabanon donne l'exemple d'une phrase qui peut être remplacée par une autre sans que la pensée exprimée soit différente : Je préfère la mort à l'esclavage/J'aime mieux n'être plus que d'être esclave. Une telle équivalence est possible dans le langage parce que « les tours et les mots ne sont que les signes conventionnels des choses », alors que les sons ne sont pas les figures qui expriment la musique, ils sont la musique même. On croirait lire Boris de Schloezer : dans le langage courant, le sens d'une phrase est transcendant à la forme ; en musique, il lui est immanent.

Michel de Chabanon était d'un siècle et demi en avance sur son temps !

1. On regrette que, au sein d'une collection qui leur fait pourtant une large place, ce volume ne retienne aucun des auteurs de la tradition « analytique ».
2. « Est-il donc si flatteur d'être féru de musique en pareille compagnie ? » (Eduard Hanslick, cité dans l'anthologie).



Thierry Laisney

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